
Antoine est triste, il ne reconnaît plus sa petite fille, ils étaient pourtant si proches l’un de l’autre. Yaëlle et lui ont beaucoup réfléchi avant de se décider à fonder une famille. Et quand la décision a été prise, il a fallu presque 2 ans pour que Yaëlle tombe enceinte. Alors quand Fleur est née, Antoine est tombé en amour devant ce petit cochon tout rose. Fleur a un petit nez en trompette qu’elle fronce à la moindre contrariété, ce qui lui donne cet air de petit cochon trop mignon. Sauf que maintenant, Antoine a l’impression qu’un dragon a remplacé son petit cochon trop mignon…
Fleur a du caractère, mais comme on dit « les chiens ne font pas des chats ». Antoine a mis des années à apprivoiser les émotions intenses qui habitent en lui, entre autres en injectant cette formidable énergie dans le sport. Il a plutôt bien réussi, jusqu’à maintenant. Du haut de ses 12 ans, Fleur réussit à rendre ses émotions complètement dingues, elle est le détonateur d’Antoine.
Fleur râle constamment, pour tout et pour rien. Hier, elle a fait un scandale à sa mère à propos du choix de son prénom :
- C’est bien un truc de Bouddhiste ça ! « Fleur, douce Fleur, gnagnagna », mais n’importe quoi ! C’est genre l’opposé de moi, si ton objectif était de choisir le pire prénom de l’univers, bingo, t’as réussi ! C’est l’accouchement qui a t’a grillé les neurones ou quoi ? T’aurais pu choisir un truc comme Fauve, ça aurait été vachement plus badass !
Dans ces cas-là, si Antoine est dans la pièce, il s’énerve :
- Fleur, tu baisses d’un ton ! Tu ne parles pas comme ça à ta mère ! Franchement, t’énerver à ce point pour ça c’est ridicule…
Antoine doit avouer qu’il en veut un peu à Yaëlle qui reste imperturbable devant les éclats de Fleur. Lui, il a l’impression qu’une tornade balaye tout dans sa tête, sa montre connectée lui envoie des alertes tellement son rythme cardiaque s’accélère, il ne peut pas s’empêcher de crier. Quand il en parle avec Yaëlle, elle répond « laisse passer l’orage mon amour », il ne sait pas très bien si c’est pour Fleur ou pour lui, peut-être les deux…
Quelqu’un qui assisterait à ces scènes se dirait qu’Antoine joue son rôle de père, qu’il empêche sa fille de prendre le pouvoir en se positionnant face à elle pour faire obstacle à ses excès d’adolescente.
En vérité, il est terrorisé.
Il a peur pour Fleur, parce qu’il se rappelle. Quand la colère l’emportait, d’abord elle le distendait, il devenait monstrueux, un peu comme Hulk, mais pas en vert. Il faisait peur aux autres, et surtout à lui-même. Ensuite, la colère le broyait, le mastiquait et quand elle en avait fini avec lui, elle le laissait là, comme un déchet. A cause de ses émotions, Antoine a perdu beaucoup d’amis, et quelques boulots aussi. Alors quand il voit Fleur gronder, exploser, partir en claquant la porte et puis pleurer pour finalement s’endormir, il est envahi par l’angoisse.
Du coup, dès qu’elle commence à gronder, il grogne plus fort pour essayer de l’empêcher d’exploser. Mais ce n’est pas très efficace puisqu’en général, à la fin, ils explosent tous les deux.
Antoine voit bien que chaque crise fragilise sa relation avec sa fille. Il la voit s’éloigner, elle lui parle de moins en moins, se décale imperceptiblement quand il s’approche, et ça lui fend le cœur. Cette pensée ne quitte plus Antoine, même pendant ses entraînements, et c’est justement en plein fractionné qu’il a soudainement pris conscience de quelque chose.
Et si, le problème, c’était précisément sa volonté d’empêcher Fleur de ressentir ses émotions ? Et si ça les stimulait ? Ne serait-il pas lui-même le détonateur de sa fille ?
Avant de rentrer ce soir-là, Antoine est allé acheter un punching-ball. Il était en train de l’installer dans le garage quand Fleur est entrée :
- Tu fais quoi papa ?
- J’installe Bob
- Bob ?
- Yep, tu veux que je te le présente ?
- Mmmm
- Bob, je te présente Fleur, Fleur, voici Bob. Bob est là pour nous rappeler à tous les deux que nos émotions sont légitimes, qu’on a raison de ressentir ce qu’on ressent. C’est au cas où on l’oublie, ou quand des personnes veulent nous convaincre du contraire. C’est aussi Bob qui va nous aider à écouter nos émotions. Parce que tu vois ma chérie, je crois que tu as un peu hérité de ton papa pour ce qui est des émotions. Nous, on a un super pouvoir. Nos émotions SONT notre super pouvoir. Elles sont magiques, grandes, belles, fortes, indestructibles. Elles rendent nos vies exceptionnelles, alors il faut toujours les accueillir, écouter ce qu’elles ont à nous dire. Parce que si on ne le fait pas, elles se retournent contre nous, et comme elles sont beaucoup plus puissantes que chez les autres personnes, tu imagines bien comme elles peuvent nous faire du mal.
- Papa, t’as fumé ou quoi ?
- Moi, je pose Bob là, et toi, tu sais que tu peux venir le voir quand ça brûle dans ta tête, ou que tu as l’impression de te noyer. Bob, il peut prendre la forme que tu veux. Celle du truc qui te fait enrager par exemple et alors tu peux lui donner des droites dans l’estomac, mais pense bien à mettre tes gants. J’ai aussi installé un tapis sous Bob, et des coussins là-bas, alors tu peux venir te poser et pleurer avec Bob, il est cool parce qu’il juge pas tu vois ? Et voilà j’ai terminé ! Bob est dans la place !
- Non mais ça se dit plus ça papa ! Arrête d’essayer de faire le jeune.
- Aïe !
Fleur se dirige vers la porte du garage, et se retourne juste avant de l’ouvrir :
- Papa ?
- Oui chérie ?
- Je t’aime
- Moi aussi je t’aime
Deux mois plus tard, en descendant dans le garage pour aller chercher un tournevis, Antoine surprend sa fille en train d’enrouler un boa jaune fluo autour de Bob.
- Mais qu’est-ce que tu fais à ce pauvre Bob ?
- Aujourd’hui, c’est le printemps, et Jordan m’a invité à son anniv’, alors j’ai du soleil dans la tête, fallait que Bob en profite un peu !