
La mère de Julia me contacte ce matin-là pour me faire part de son sentiment d’impuissance par rapport à la situation de sa fille. Nous sommes en mai, Julia est en 4ème :
C’est vraiment l’âge bête, me dit-elle, mais Julia se sent très mal à cause de ces moqueries sur son physique et je ne sais pas comment l’aider à dédramatiser. Il faudrait qu’elle prenne un peu de recul, qu’elle ne se sente pas blessée par la stupidité de certains. Elle n’y arrive pas, pourriez-vous essayer de lui expliquer ? Elle vous écoutera peut-être plus que moi…
Je croise parfois Julia dans les couloirs ou dans la cour, elle n’est jamais seule, fidèle à son groupe de copines depuis la 6ème. Je la perçois comme une élève plutôt à l’aise, ni timide ni extravertie. Elle est plutôt grande pour son âge, et très très mince. Je suis certaine qu’elle a des centaines d’abonnés sur Instagram. Je lui propose un entretien, elle se présente à mon bureau le lendemain, visiblement un peu inquiète.
- Bonjour Julia, je te remercie d’avoir accepté de me voir.
- Ya un problème ?
- Juste l’inquiétude d’une maman…
- Ah… Elle vous a appelée ? Je lui avais dit de ne pas le faire…
- C’était sans doute plus fort qu’elle, elle doit vraiment se faire du souci pour toi. Mais ne t’inquiète pas, on discute simplement, enfin, si tu veux bien m’expliquer ce qui te pose problème. Je peux peut-être te donner quelques conseils, ou faire autre chose pour t’aider, mais seulement si tu es d’accord.
- Ok, vous n’allez pas faire une heure de vie de classe ou un truc dans le genre ?
- Ce n’est pas prévu pour le moment, sauf si tu penses que ça pourrait t’aider…
- Clairement pas !
- Alors pas d’intervention en classe. Tu veux bien me dire ce qui se passe ?
- J’ai demandé à mes parents de changer de collège parce que je ne supporte plus les élèves d’ici.
- Même Chadia, Cléo et Océane ?
- Non ! Elles ça va… Mais les autres…
- Ah mince, et ça fait longtemps que les autres t’insupportent comme ça ?
- Ça a commencé l’année dernière, en 5ème, à cause de ces deux boloss de Mathias et Killian. Moi j’ai toujours été maigre, et pourtant je mange plus que mon père et mon frère réunis ! Un jour où j’avais mis une jupe, je traversais tranquille la salle d’étude pour rejoindre Cléo, et ces teubés ont crié « Ey Juju, t’as fait tomber ton tibia ! », bien entendu tout le monde s’est marré, je leur ai fait un doigt et je me suis assise à côté de Cléo qui m’a dit « laisse tomber, ils sont trop débiles ».
- En effet, le niveau de la blague frôle les pâquerettes…
- Et à partir de là, ça ne s’est jamais arrêté…
- Tu veux dire que depuis presque deux ans, Mathias et Killian se moquent de ton physique ? T’es hyper forte pour avoir réussi à supporter ça pendant si longtemps sans craquer…
- Ah non, mais ya pas qu’eux ! Ils le font de temps en temps, mais en vrai tout le monde me fait chier avec ça maintenant. Des mecs et des filles de la classe, ou même des gens que je ne connais pas, mon surnom c’est Squelettor. Non mais moi, je vais changer de collège, ya rien à faire ici, ils ne changeront pas. En plus, je ne devrais même pas être là, on a déménagé, j’ai voulu rester parce que ça me saoulait de changer de collège en 4ème, mais je vais aller dans mon collège de secteur pour ne plus voir leurs têtes d’abrutis.
- T’as l’air super en colère et je comprends que tu le sois ! Légalement, tu peux sans problème rejoindre ton collège de secteur, il suffit que tes parents en fassent la demande. En attendant que ça se fasse, j’aimerais quand même bien essayer de t’aider, parce que franchement ça ne peut plus durer cette situation ! Je trouve ça inacceptable ! Je t’avoue que je serais bien tentée par une intervention en classe pour rappeler à tout ce petit monde quelques notions de respect !
- Ah non ! Ne faites pas ça, je vous en supplie ! Ça sera encore pire après…
- … (mine contrariée, fumée qui sort par les oreilles)
- Madaaame ! Vraiment, ça ne vaut pas le coup, moi je vais partir de toute façon. Tout à l’heure vous m’avez dit que vous feriez des trucs seulement si j’étais d’accord… Et puis, l’assistante sociale est déjà passée avec la PJJ dans la classe pour nous parler du harcèlement, mais je crois qu’ils n’ont même pas fait le rapprochement. C’est que des mots tout ça.
- Bon, d’accord, pour le moment, je ne bouge pas… Mais alors, en dehors de l’épisode avec Mathias et Killian, il y en a eu beaucoup d’autres ?
- Ah oui ! Une vraie série Netflix ! Un jour c’est Aaron qui compare la taille de mon mollet avec celle de son poignet, un autre c’est Kenza qui me demande si je mets du 12 ans, ou alors Louis et Jordan qui me tendent du pain qu’ils ont sorti de la cantine en me disant qu’il faut que je mange. L’autre fois ya deux filles que je ne connais pas qui sont venues très sérieusement me demander si je n’étais pas anorexique, je crois qu’elles voulaient m’aider. Hier, Ethan m’a conseillé de ne pas sortir dans la cour, parce qu’avec le vent, je risquais de m’envoler, et à chaque fois, ça rigole… Sans dec, Ils ne peuvent pas s’occuper de leur vie plutôt !
- J’avoue que ça doit être vraiment pénible. Et toi tu fais quoi dans ces moments-là ?
- En général, je les fusille du regard, ou je leur fais des fucks, j’ai envie de répondre mais les mots restent coincés dans ma gorge.
- Ton histoire me fait penser à Clafoutis.
- Hein ?
- Je connais une dame qui aide les élèves qui ont le même genre de problème que toi. Un jour, elle a reçu un collégien qui se faisait sérieusement embêter à cause de ses boutons. Tout le monde l’appelait Clafoutis, y compris des lycéens qui prenaient le même bus que lui, c’était un peu l’enfer. Dans son histoire, plusieurs adultes sont intervenus, et il y a même eu une intervention dans sa classe. Bon, cela n’a pas vraiment fonctionné dans son cas.
- Ah, vous voyez ?
- Oui, bon, disons que dans cette situation précise, les autres élèves ont bien compris pourquoi il y avait une intervention dans la classe et ça a encore plus attiré leur attention sur le garçon… Bref. Cette dame dont je te parle, elle aide les collégiens et les lycéens à construire des réponses aux attaques qui fonctionnent un peu comme des boomerangs. Il s’agit d’attraper l’attaque au vol, de la modeler pour lui donner la forme qu’on veut, de la peindre avec une bonne couche d’humour et de la renvoyer. C’est un peu bizarre et il faut avoir du courage pour le faire, mais c’est souvent très efficace.
- Et il a fait quoi Clafoutis ?
- La dame lui proposé plusieurs réponses, Clafoutis a choisi celle qu’il se sentait capable de mettre en place. Il a créé un tee-shirt sur un site spécialisé, devant il y avait écrit en gros « J’ai de l’acné et je me soigne, et toi pour ton cerveau, on va faire comment ? ». Comme les attaques venaient d’un peu partout, et pas d’une personne en particulier, c’était très adapté. Les autres ont trouvé que son tee-shirt était super, lui demandaient où il l’avait acheté, et lui disaient qu’il avait du cran. Clafoutis est redevenu Dorian.
- Ouais, c’est cool pour Dorian. Mais moi je n’ai pas d’acné.
- Oui c’est vrai, mais je me disais peut-être qu’on pourrait réfléchir ensemble à quelque chose de similaire pour que les autres te lâchent un peu avec ton physique.
- Je ne sais pas si ça vaut vraiment le coup. On est le 15 mai, dans un gros mois je suis partie…
- Moi, ce qui m’embête, c’est que tu partes la tête basse d’une certaine manière, c’est un peu comme si les crétins blagueurs avaient gagné. Mais je comprends aussi que tu te dises que c’est beaucoup d’énergie dépensée pour pas grand-chose. Tu peux toujours y réfléchir, au cas où tu trouves des Mathias et des Killian avec le même niveau de blagues dans ton nouveau collège. Tu pourrais t’entraîner sur les élèves d’ici avant de partir. Mais c’est toi qui décides.
- Mouais…
- Je me suis engagée à rappeler ta mère, je vais essayer de la rassurer au maximum, tu m’autorises à lui expliquer tout ça ? Comme ça tu pourras aussi en parler avec elle.
- Dac, merci Madame.
- Tiens-moi au courant Julia.
Julia n’est pas revenue me voir. Mais j’ai eu quelques informations par sa mère. Elle avait bien aimé l’histoire de Clafoutis, mais ne voulait pas fabriquer de boomerang pour elle. Elle avait renoncé à modifier ses relations avec certains élèves depuis un bon moment déjà, et ne pensait qu’à son nouveau collège. La mère de Julia m’a dit qu’elle trouvait sa fille plus sereine, comme si quelque chose « avait lâché ». Julia avait fait un choix, elle semblait moins en colère.
À la fin du dernier jour de cours des 4èmes, alors que j’étais au portail pour souhaiter bonnes vacances aux élèves, j’ai observé les adieux de Julia. Il y avait toute une petite foule autour d’elle pour l’embrasser et lui dire qu’elle allait manquer. Il y a eu des larmes, et des cadeaux. Julia n’est pas partie la tête basse.
En novembre de l’année suivante, je croise un jour la mère de Julia au secrétariat et j’en profite pour prendre des nouvelles. Elle me dit que son intégration s’est très bien passée, qu’elle s’est déjà fait quelques copains et qu’elle aime bien ses profs. Juste avant de partir elle se retourne vers moi et ajoute :
- Il faut que je vous raconte. Pendant les vacances, Julia a été invitée à une soirée d’halloween chez un camarade de classe. Elle a voulu que je lui commande un déguisement sur internet, elle a choisi une tenue noire avec un squelette dessiné sur tout le corps. Quand elle me l’a montrée, elle m’a dit « à cette soirée, je ferai mon Clafoutis, ils vont adorer ! ». J’ai pensé à vous…
- Super ! Elle est géniale votre fille ! Saluez-la de ma part, et dites-lui de passer me voir un de ces jours !