Le boîte interactionnelle 2/2

Je m’appelle Olivia.

Je suis née en octobre, quand la forêt devient rouge et que les sorcières chevauchent leurs balais. J’adore les sorcières, toutes, et d’ailleurs, je crois bien que j’en suis une moi-même.

Dans mon berceau, à côté de moi, il y avait une boîte transparente. Je ne sais pas très bien qui l’a posée là. Elle était vide, jusqu’à ce que mes yeux trouvent ceux de ma mère. Une boule toute douce est apparue à l’intérieur de ma boîte, j’ai appris les mots doux, les câlins et les sourires, c’était amour.

J’ai grandi, et à chaque nouvelle rencontre, d’autres objets ont rejoint la boule toute douce, des objets de tailles et de couleurs variées. Quand mon petit frère est né, j’ai appris la patience et le partage, j’ai trouvé dans ma boîte un cube dont chaque face avait une texture différente, de la plus lisse à la plus rugueuse, c’était bienveillance.

Souvent, mes parents ajoutaient des objets dans ma boîte. L’un d’eux était plus gros que les autres, il ressemblait à un nuage, et grossissait quand j’allais au parc, ou le dimanche chez papy et mamie. Il s’appelait respect. J’ai appris à ne pas doubler dans la file du toboggan, et à faire un bisou à papy, même s’il sentait bizarre. Timo doublait toujours dans la file du toboggan, et ma cousine Cathy ne voulait jamais embrasser papy, personne n’avait dû mettre de nuage respect dans leur boîte. Il m’arrivait de me demander ce que contenait la boîte des autres.

Un jour, Cathy est venue passer l’après-midi à la maison. Cathy a deux ans de plus que moi, on s’aime comme des sœurs. On a ouvert nos boîtes pour les comparer. Je trouvais que mes objets étaient bien plus jolis que les siens, et puis Cathy a dit en rigolant : « Mais tu n’as pas de boule piquante ? ». Je ne savais pas ce qu’était une boule piquante, ni à quoi elle pouvait bien servir. Cathy a ajouté : « Maman dit qu’il faut absolument avoir une boule piquante avant d’aller au collège, si tu veux, je te prêterai la mienne ».

Parfois, des objets apparaissaient tous seuls dans la boîte. J’ai remarqué que maman n’aimait pas trop ça. Ça arrivait de plus en plus souvent. Un jour, j’ai trouvé mon frère dans ma chambre, il mordait les doigts de mes poupées, j’ai crié et je l’ai poussé dehors. Maman est arrivée, elle m’a grondée. D’un coup, quelque chose s’est mis à crépiter dans ma boîte. À l’intérieur, il y avait un diamant rouge qui sautillait, il brillait comme les braises dans le poêle. Je n’ai pas aimé que Maman puisse voir à l’intérieur de ma boîte. Elle a pris un gant pour enlever le diamant rouge en disant : « Olivia, je ne tolère pas la violence dans ma maison ! ». Je me suis demandé ce que je pourrais bien faire si mon frère abîmait encore mes affaires, ma boîte est devenue lourde, à l’intérieur j’ai trouvé un gros caillou tout noir, j’ai appris à me taire. D’un coup, les parois transparentes de ma boîte m’ont mises mal à l’aise, j’ai cherché des gommettes dans mon tiroir et je les ai toutes collées dessus. J’étais bien contente que les autres ne puissent plus voir à l’intérieur de ma boîte quand je suis entrée au collège.

Dans ma classe de 6ème, il y avait un garçon qui s’appelait Alban. Je le connaissais parce qu’on avait participé ensemble au tournoi Minecraft du centre aéré pendant les vacances, et qu’après on avait continué de jouer en ligne. Sur le jeu, il était sympa, on avait même parlé de la rentrée. Au collège par contre, il restait avec ses copains, on ne se parlait pas.

Un jour, il a fait une drôle de grimace dans ma direction, je n’ai pas compris, j’ai cherché dans ma boîte comment réagir, j’ai pris la pièce ignorance. Maman me l’avait donnée en CE1 quand Manon me disait que j’étais nulle en lecture. Quand on tient la pièce dans sa main, on devient invisible, et l’autre arrête de nous embêter. Avec Manon, j’ai dû la prendre deux ou trois fois avant qu’elle ne fonctionne, alors j’ai attendu. Je pense qu’Alban était immunisé contre la pièce ignorance puisqu’il a continué à faire des trucs de plus en plus bizarres et méchants. Il m’appelait « dents de lapin », « Lapinou chouchou », il continuait ses grimaces. Il faisait rire les autres, et je me suis dit qu’il devait y avoir un problème avec mes dents.

J’ai regardé dans le miroir. Alban avait raison, mes deux dents de devant étaient si grandes par rapport aux autres. J’ai décidé de garder ma bouche fermée le plus souvent possible, en serrant très fort ma pièce ignorance. Mon caillou noir est devenu plus lourd, la boîte pesait une tonne dans mon cartable, et Alban continuait ses moqueries.

Un soir, j’ai vidé toute ma boîte sur la moquette de ma chambre et j’ai étudié tous mes objets. Je me suis dit qu’il fallait peut-être essayer le bâton communication en « je ». Papa disait toujours « Olivia, transforme tes reproches en demandes. Quand quelqu’un fait quelque chose qui te blesse, dis-le-lui. Mais pour lui dire, utilise des phrases qui commence par « je » et pas par « tu » sinon l’autre sera contrarié par tes paroles et refusera de changer. »

Le lendemain, quand Alban m’a fait la grimace de lapin, j’ai pris le bâton, ma main tremblait, et j’ai dit : « Alban, je me sens triste quand tu me traites de dents de lapin, j’aimerais que tu arrêtes ». Je n’ai pas dû utiliser le bâton correctement, parce qu’Alban a répété ce que je venais de lui dire avec une voix de bébé. Mon caillou noir est devenu encore plus lourd.

Cathy m’a croisée dans un couloir et elle a dit : « Ouah sœurette, la sale tête que tu fais ! Qu’est ce qui se passe ? ». J’ai dit : « rien ». Elle a dit : « Ce n’est quand même pas à cause de ce gros débile d’Alban ? ». Je n’ai pas répondu, elle a cherché mes yeux et a dit : « C’est à cause de lui ? ». Je n’ai pas ouvert la bouche, elle a soufflé et a dit : « Bon, je viens dormir chez toi ce soir, réunion d’urgence ! À toute ! »

Le soir, Cathy faisait les cent pas dans ma chambre en disant : « Ce gros débile, je vais lui arracher les siennes de dents, tu vas voir ! ». J’ai un peu rigolé en imaginant Alban qui suppliait Cathy. Au bout d’un moment, elle a arrêté de tourner en rond et m’a dit qu’il me fallait une boule piquante, et qu’elle allait me prêter la sienne. Le problème, c’est que sa boule piquante refusait d’aller dans ma boîte. Après plusieurs essais, Cathy a dit que la boule résistait sans doute parce que c’était la sienne, et qu’il fallait que je fabrique ma propre boule piquante. J’ai répondu que je ne voyais vraiment pas comment faire et elle m’a expliqué.

« Une boule piquante, c’est un peu comme un bouclier, tu vois ? Elle permet de dire à celui qui essaie de créer la malaisance chez toi – Ey gars ! Avec moi, ça ne marchera pas, laisse tomber ! – Ou alors, ça ne marchera plus, quand il a déjà un peu réussi à te mettre mal. Tu comprends ? »

J’ai opiné du bonnet, mais je n’étais pas sûre de bien comprendre.

« Tu ne comprends pas, il faut que je te donne un exemple… Est-ce que tu te souviens du garçon qui m’appelait pue-du-bec en CM1 ? Il avait commencé parce qu’un matin, je n’avais pas eu le temps de me brosser les dents avant de venir à l’école. Je n’étais clairement pas très bien réveillée, j’ai demandé au garçon de se pousser un peu pour poser mon cartable, et il a crié « Aaaaah ! Mais dégeu ! Tu pues de la bouche ! » Je suis devenue toute rouge et je n’ai pas su comment réagir. C’est comme si ça lui avait donné un top départ pour continuer de m’embêter. Ça a duré plusieurs semaines : « T’as pensé à te laver les dents aujourd’hui ? Tiens ! Voilà pue-du-bec ! Ferme la bouche ou prend un chewing-gum ! » Un jour, je préparais une salade à la maison avec maman, et on coupait des oignons rouges. D’un coup, j’ai eu une idée, j’ai mis des morceaux d’oignons dans un petit sac, maman n’a rien vu, et le lendemain en arrivant en classe j’ai demandé à la maîtresse si je pouvais me mettre à côté du garçon parce qu’il m’aidait vraiment bien à faire les exercices de maths. La maîtresse l’a félicité et a accepté, lui, il n’avait pas l’air de comprendre, et moi je souriais. Je me suis assise à côté de lui et j’ai commencé à manger mes bouts d’oignons et à me mettre tout près pour lui poser des questions. Je pense qu’il a compris, mais il ne pouvait rien faire parce qu’en classe, contrairement à dans la cour, c’était le bon élève, sage et gentil. À la sonnerie de la récréation, il était tout blanc, je me suis levée et je lui ai dit « demain, ce sera camembert, j’en ai un bien mou à la maison ! ». Il m’a dit que ce n’était pas la peine, qu’il avait compris. Le plus drôle dans cette histoire, c’est qu’on s’est retrouvé dans la même classe en 6ème. Il est venu me dire qu’il était désolé pour le CM1, apparemment ce que j’avais fait lui avait appris que les personnes dont on se moquait pouvait se rebeller, et que ça piquait, valait mieux se méfier. Il m’a aussi raconté, et on a bien rigolé, que pendant longtemps après ça, il avait eu un peu la nausée quand il me croisait. »

J’ai demandé à Cathy si je devais manger des oignons à 8h du matin pour avoir une boule piquante. Elle m’a dit de faire un effort et puis elle m’a expliqué que la boule piquante se servait toujours d’une attaque pour créer un bouclier.

« Alban t’attaque sur tes dents, il dit que tu as des dents de lapin, donc à partir de maintenant, tu es un lapin, mais pas n’importe lequel, pas un lapinou chouchou, tu es le lapin tueur de Caerbannog, il a invoqué le lapin tueur de Minecraft ! Le fou ! » J’ai rigolé et j’ai dit que le lapin tueur pouvait manger Alban le mignon petit mouton avec ses cheveux tout frisés. Elle a répondu que j’avais enfin compris. Avec Cathy on a trouvé une supère image que j’ai transférée sur ma veste en jean.

L’image m’a donné de la force et quand je suis retournée au collège, j’ai fait des grands sourires et des coucous à Alban dans la cour. À la sonnerie, dans le rang, deux filles de la classe disaient qu’elles trouvaient ma veste vraiment chouette. Du coup les autres ont voulu voir, Alban aussi. Il m’a regardé bizarrement et n’a rien dit. J’avais vraiment hâte qu’il m’appelle encore dents de lapin, ou lapinou chouchou, mais il ne l’a plus fait et je n’ai pas pu lui donner la photo de mes dents pour qu’il puisse les regarder le soir avant de s’endormir.

À la fin de l’année, on s’écrivait tous des petits mots dans nos agendas. Sur celui d’Alban, j’ai dessiné un lapin avec des grandes dents dans un cœur.

La boîte interactionnelle 1/2

« Il est impossible de ne pas communiquer » disait Paul Watzlawick.

La communication est inhérente à la vie, elle prend des formes diverses, elle est instantanée, circulaire et pas toujours consciente.

Dès le début de notre vie, nous participons à la construction de nos règles de communication, des lois qui nous sont propres et qui évoluent plus ou moins facilement. Ces modalités interactionnelles s’imprègnent et impactent en retour les différents contextes dans lesquels nous communiquons, même sans mot car à partir du moment où nous existons les uns pour les autres, nous nous influençons mutuellement.

C’est ainsi que nous développons notre intelligence relationnelle.

L’intelligence relationnelle est l’alliance de deux autres formes d’intelligence, l’intelligence situationnelle et l’intelligence émotionnelle. La première constitue notre capacité à analyser une situation, et à l’utiliser plutôt que la subir. C’est être en mesure d’adapter notre discours et nos stratégies de communication aux différentes situations interactionnelles que nous rencontrons, y compris lorsque nous faisons face à un interlocuteur animé de mauvaises intentions à notre égard. Cette souplesse relationnelle nécessite d’apprendre, au préalable, à reconnaître et à accueillir nos émotions, pour en faire des alliées, ce qui équivaut à développer notre intelligence émotionnelle. Une relation apaisée avec nos émotions rend notre communication plus claire, plus solide, plus efficace.

Considérant globalement que ces processus de communication et de gestion des relations sont instinctifs et innés, nous ne leur accordons qu’une attention limitée, ce qui peut générer chez certaines personnes beaucoup de souffrance.

« Puisque tout le monde semble penser qu’être en relation est chose évidente, alors si je ne sais pas faire, c’est forcément que j’ai un problème, que je suis le problème.

Puisqu’il n’existe aucune forme d’enseignement institutionnel à savoir être en relation, à comprendre la communication, alors si je ne sais pas faire, je n’aurais aucun moyen d’apprendre. »

Ce constat est encore plus dramatique en ce qui concerne les enfants, car lorsqu’ils se mettent à souffrir de leurs relations, nous, adultes, basculons de l’absence de considération aux injonctions, dont la principale consiste en général à les inciter à nous déléguer leur problème relationnel, ce qui fragilise malheureusement les plus vulnérables d’entre eux.

L’absence de considération est une forme d’abandon qui peut générer un sentiment d’impuissance.

L’injonction correspond à une forme de prise en charge qui crée de la rigidité et qui ôte tout pouvoir.

Si nous voulons plutôt cultiver l’empowerment des enfants en termes de communication et d’interactions, il ne faut pas se limiter à leur indiquer comment être empathiques et à l’écoute des autres, il est aussi indispensable de leur montrer ce qu’ils peuvent faire pour se protéger et se défendre des personnes malveillantes. Apprenons-leur à se connaître pour qu’ils identifient leurs ressources, aidons-les à être plus à l’écoute de leur monde intérieur, enseignons-leur la souplesse relationnelle et les stratégies de communication.

L’institution vise à développer à la rentrée 2022 un grand plan national de gestion du harcèlement scolaire. Lors de ma dernière année d’exercice au sein de l’éducation nationale, j’ai suivi la formation mise en place pour donner consignes et outils aux personnels souhaitant s’investir dans le traitement de cette problématique.

Il n’y a en réalité qu’une consigne, et c’est toujours la même : il faut viser le changement de comportement des élèves responsables et témoins. La nouveauté réside dans le fait qu’il faudra désormais utiliser un seul outil imposé et déployé sur tout le territoire. Comment une méthode pourrait, à elle seule, permettre de gérer un problème aussi complexe que le harcèlement en milieu scolaire ? De plus, de mon point de vue, il est très injuste pour les victimes de focaliser toute l’attention et toutes les actions des adultes sur les responsables et les témoins.

Lors de ces quatre journées de formation, nous sommes quelques-uns à avoir demandé aux intervenants comment aider les élèves en posture de vulnérabilité, comment leur redonner confiance, comment leur permettre d’apprendre, eux aussi, à être en relation de manière plus apaisée. La réponse à toujours été la même : « C’est trop dangereux car on ne peut pas former correctement les personnels à ces méthodes sensées développer les compétences relationnelles des enfants, cela demande un trop gros investissement ». Les formateurs savaient que nous faisions référence à l’école de Palo Alto.

Il n’est pas d’usage, dans cette institution si verticale, d’écouter les personnels qui expérimentent avec succès sur le terrain. C’est fort préjudiciable car ceux qui s’emparent de cet outil pragmatique et résolutoire, après avoir été en effet correctement formés, réussissent à redonner pouvoir et confiance à certains enfants et diminuent par conséquent les dangers auxquels ils étaient exposés compte-tenu de leur vulnérabilité. Un enfant qui dispose d’outils interactionnels est moins malmené dans la cour de récréation.

Non seulement cette approche est exclue sans même être évaluée, mais aucune autre n’est proposée pour les personnels qui voudraient affiner la prise en charge des élèves en souffrance. Par ailleurs, il est hautement regrettable de la limiter à une version atrophiée, aux seules « contre-attaques verbales » qui peuvent être proposées à certains enfants en souffrance relationnelle, alors qu’elle recèle tant d’autres outils :

Travail sur la posture

Accueil des émotions

Prise en compte des visions du monde

Apprentissage du jeu social

Souplesse et créativité interactionnelle

Expériences émotionnelles correctrices

Confiance, en soi-même, en les autres

Communication

Responsabilisation

Je suis triste pour tous les enfants qui souffrent de moqueries, brimades, intimidations, qui voudraient apprendre à interagir avec les autres pour ne plus se faire malmener et qu’on laissera, encore, dans le plus grand désarroi.

Je continue d’espérer qu’un jour, l’institution décidera d’ouvrir ses portes à l’école de Palo Alto, pour le plus grand bien de tous les enfants qui n’ont pas la possibilité d’aller chercher de l’aide ailleurs qu’à l’école.

Ainsi, ils pourront apprendre à construire leur propre « boîte interactionnelle ».

À suivre : « la boîte interactionnelle 2/2 »

Le bateau de Seth

Seth avait 23 ans quand son père est mort.

La relation que Seth entretenait avec son père était complexe, un mélange de respect et d’incompréhension. Après plusieurs années sans contact, Seth tentait de recréer un lien nouveau avec son père. Les retrouvailles avaient une saveur âpre. C’était un peu comme si le père rencontrait enfin le fils, et que le fils découvrait enfin le père. Ce père était différent de celui dont il se souvenait. L’homme intransigeant, mystique, et sûr de lui avait été remplacé par un homme endolori par le doute et le regret.

Ensemble ils essayaient de tisser une relation inédite, en se concentrant sur ce que chacun était devenu et sur ce qu’ils vivaient et partageaient, ici et maintenant.

Et le drame est survenu. Le frère aîné de Seth a pris la vie de leur père. Un meurtre, un coup de fusil qui a fait trembler les fondations déjà fragiles de toute cette famille. Chaque membre a vécu cette tragédie en fonction de sa vision du monde, plaie à vif qui ne cicatrise jamais ou marque sur la peau dont la douleur s’atténue avec le temps. Chacun a fait son deuil à sa manière. Seth s’est investi dans la gestion matérielle des obsèques. Il présentait au monde une figure solide et impassible, et gardait sa tristesse pour lui et pour quelques intimes.

Seth voit la vie comme un chemin à parcourir sur une rivière. Ses parents lui ont fourni le bois et quelques outils pour construire son embarcation. Au fil du temps, les amis, les rencontres et les autres membres de la famille lui ont donné du matériel supplémentaire pour compléter et solidifier l’ouvrage. Certains lui ont remis des outils très utiles qu’il a gardés précieusement, d’autres des objets peu solides ou oiseux qu’il a abandonnés sur la rive.

La rivière est tantôt calme, tantôt plus agitée que les rapides de Royal Gorge aux USA. Parfois elle est large et sans obstacle, et parfois parsemée de rochers ou étroite comme un ruisseau. Personne ne décide comment sera la rivière, la rivière s’écoule, Seth suit le courant, manœuvre, profite du vent pour accélérer et ralentit quand le brouillard s’épaissit.

Seth n’est pas seul sur son cours d’eau, la plupart des personnes présentes à ses côtés ont été invitées, certains se sont installés sans y avoir été conviés. En général, les échanges avec ses compagnons de voyage enrichissent Seth, ou simplement le divertissent, mais il arrive que certaines personnes le blessent ou abîment son vaisseau.

En tuant leur père, le frère aîné a donné plusieurs coups de hache dans le batelet de Seth qui aurait pu chavirer. Seth s’est arrêté sur le rivage pour colmater les brèches en utilisant le matériel laissé par toutes les personnes bienveillantes croisées jusque-là pendant son périple. D’autres auraient demandé de l’aide, ou peut-être confié la réparation à un tiers, lui a choisi de faire les travaux seul, en prenant son temps.

Pendant que ses mains étaient occupées par le rafistolage, Seth a écouté sa colère et sa tristesse. Il a décidé d’accepter la sentence du tribunal de la Cité. Mais la justice de la Cité n’est pas la justice de son cœur. Son frère avait mis fin de manière irrévocable à la vie de son père, alors Seth a choisi d’exclure son frère de sa vie de manière toute aussi irrévocable.

Après restauration, Seth a choisi le nom de Kintsugi pour son cargo, en hommage à cette méthode japonaise de réparation des objets brisés. Les morceaux sont recollés et les fissures comblées à l’aide d’une laque saupoudrée de poudre d’or. Les cicatrices ainsi mises en valeur rendent l’objet encore plus beau.

Seth continue de naviguer fièrement à bord du Kintsugi.

Le petit pois et les melons

Depuis octobre, je m’entretiens une à deux fois par mois avec un élève de 6ème qui a beaucoup de mal à trouver sa place et de la sérénité au collège. Lors de notre dernière rencontre il a verbalisé ce qu’il ressentait avec une jolie métaphore. Sur le moment je n’ai pas trop su comment rebondir, et puis comme sa phrase tournait en boucle dans ma tête, je lui ai écrit…

Je voulais d’abord te remercier pour la confiance que tu m’accordes. Tu viens toujours à nos entretiens, alors que je n’ai pas l’impression de réussir à beaucoup t’aider, et tu es toujours très attentif. Je sais que tu fais beaucoup d’efforts pour suivre les conseils un peu bizarres que je te donne parfois.

Hier, quand on s’est vu, tu m’as dit :

« J’ai l’impression d’être un petit pois au milieu des melons ».

J’ai beaucoup pensé à cette phrase depuis et je voulais te répondre. C’est vraiment difficile d’être un petit pois au milieu des melons. C’est effrayant parce que les melons sont tellement gros qu’ils ne voient pas toujours les petits pois. Ils roulent à côté, dans tous les sens, sans faire attention à leur présence. Les petits pois ne savent pas comment attirer l’attention des melons, ils peuvent sautiller comme le font si bien les petits pois, mais souvent cela ne suffit pas. Les petits pois sont bien conscients que c’est très important d’être vus par les melons, notamment parce qu’ils peuvent rapidement se faire écraser si les melons ne les voient pas.

Moi, au collège, j’avais l’impression d’être une tomate au milieu des courgettes. Ce n’était pas simple non plus. J’aurais largement préféré être un petit pois, parce que cela aurait été bien plus facile pour me cacher. Avec ma couleur rouge écarlate, j’avais l’impression qu’on ne voyait que moi dans ce monde de courgettes vertes, alors que je n’avais qu’une envie, c’était que personne ne remarque ma présence.

Tu dois te dire : « Mais alors, que peut-on faire pour ne plus avoir l’impression d’être un petit pois au milieu des melons ou une tomate au milieu des courgettes ? ». En réalité, peut-être que tu te sentiras toujours comme un petit pois au milieu des melons. La vraie question à te poser c’est : « Est-ce que cela fait mal d’être un petit pois au milieu des melons, et comment faire pour que cela ne soit plus douloureux pour toi ? »

Si c’est très important pour toi que les melons te remarquent, tu peux toujours essayer quelques astuces. Par exemple, construire une échelle pour grimper jusqu’aux oreilles des melons, ou des échasses pour te retrouver à la hauteur de leurs yeux. Ainsi ils devraient te voir et t’entendre, cela ne garantit pas qu’ils t’accorderont de l’attention. Sauf peut-être si, en plus, tu te déguises en melon. Ils se diront sans doute que tu es un petit melon, mais si ton costume est assez bien fait, ils ne verront pas que tu es un petit pois et tu pourras jouer un moment avec eux. C’est un peu bizarre de devoir utiliser ces stratagèmes pour être vu par les melons, mais c’est, je crois, le seul moyen, et puis quand tu en auras assez, dis-toi que tu pourras toujours arrêter. Tu sais simplement qu’alors, tu disparaîtras aux yeux des melons.

Il existe des petits pois qui renoncent à être vus pas les melons, et qui décident se trouver un coin tranquille pour petits pois en attendant que le collège passe, s’ils sont bien comme ça, après tout, pourquoi pas… C’est vrai que ce n’est pas très drôle de rester tout seul, alors tu peux essayer de mieux regarder la cour pour vérifier qu’il n’y a vraiment QUE des melons (ce qui n’est pas facile car les melons prennent beaucoup de place). Peut-être que tu trouveras des pois chiches et des lentilles. C’est plus facile d’être vu par des pois chiches ou des lentilles quand on est un petit pois, on se sent plus proches aussi, et il y a moins de risques de se faire écraser quand on joue ensemble.  

Moi, à l’école, j’ai choisi de me trouver un coin tranquille pour tomates, et je me suis fabriqué un costume de tomate verte pour les situations d’urgence (quand je devais passer au tableau ou traverser la cour). Cela ne me changeait pas en courgette, mais c’était plus discret. De toute façon, on ne peut pas transformer une tomate en courgette, ni un petit pois en melon. Mais par contre, une tomate peut légèrement modifier son comportement et adapter ses paroles pour interagir avec les courgettes sans souffrir. Un petit pois peut choisir la relation qu’il a avec les melons, sans chercher à devenir un melon, ou à les transformer.

Aujourd’hui, j’ai plusieurs costumes, parce que dans le monde, au-delà de l’école, j’ai rencontré des haricots, des potirons et des oignons (je n’aime pas trop les oignons, ils m’ont souvent fait pleurer). J’adapte mon costume en fonction des situations et de mes interlocuteurs. J’ai une cape d’invisibilité et un costume de supère-tomate, une armure de chevalier et un pyjama licorne tout doux.

Aujourd’hui, la plupart du temps, je me montre comme je suis, une tomate, et tout se passe très bien. Je porte un costume uniquement quand c’est nécessaire, pour faciliter une relation ou pour ne pas souffrir. Le simple fait de savoir que j’ai mes costumes dans l’armoire suffit à m’apaiser quand je suis avec les autres.

Je te laisse réfléchir à cette histoire jusqu’à notre prochain entretien.

À bientôt, prend bien soin de toi.

Tu m’fuis, j’te suis, tu m’suis, j’te fuis

Soan m’est envoyé par une surveillante un jeudi pluvieux de novembre.

Après avoir fait l’appel en étude, elle avait remarqué que de grosses larmes glissaient sur les joues de Soan. Elle s’était alors levée, mine de rien, avait lentement traversé la salle d’étude, mine de rien, adressant quelques mots aux uns et autres pour ne pas attirer l’attention sur Soan qui était le véritable objet de son déplacement. Arrivée à sa hauteur, elle avait doucement demandé à Soan si tout allait bien. Soan avait hoché la tête, ravalant ses larmes et jetant quelques coups d’œil à droite et à gauche. La surveillante avait fixé le cahier qui était posé sur la table devant Soan, et elle avait dit tout bas en faisant glisser ses doigts sur les pages comme si elle lui expliquait un exercice :

  • J’ai l’impression que ce n’est pas la grande forme, mais je comprends que tu ne puisses pas trop en parler ici, avec toutes ces oreilles qui traînent. Ce serait sûrement plus facile que tu ailles en parler avec la CPE, j’ai vérifié, il n’y a ni caméra ni micro dans son bureau. Si tu veux y aller, je peux t’envoyer en mission pour que ça passe inaperçu. Pour répondre oui, pose ta main droite sur la table, pour répondre non, pose ta main gauche sur la table.

Soan a posé sa main droite. La surveillante est alors revenue très lentement jusqu’à son bureau. Elle a laissé passer quelques minutes, puis a écrit quelque chose sur un papier qu’elle a plié et agrafé. Après encore une bonne minute, elle a dit tout haut :

  • Soan, peux-tu aller porter ce message à la CPE s’il te plaît ? J’ai oublié de lui donner une info importante qui ne peut pas attendre.

Soan s’est levé, a pris le papier et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé assis devant moi, sans que personne ne se doute qu’il venait me parler. Dans le petit papier, la surveillante m’avait écrit : « J’ai vu Soan pleurer, il faisait beaucoup d’efforts pour se contenir mais j’ai l’impression qu’il ne va pas bien. Depuis plusieurs jours, il a l’air triste, ce n’est peut-être rien, mais dans le doute… ».

  • Bonjour Soan, Alicia se fait du souci pour toi, c’est pour ça qu’elle t’envoie vers moi, c’est courageux de ta part d’être venu.
  • Oui, mais c’est parce que j’avais une excuse, sinon, je ne serais pas là.
  • Alicia c’est un peu l’agent secret de la vie sco, elle est super forte pour trouver des stratégies et des alibis aux élèves… En tout cas, je te remercie beaucoup pour ta confiance, tu peux m’en dire plus sur ce qui te rend si triste aujourd’hui ?
  • Ce n’est pas très important…
  • Pour toi, ça a l’air de l’être un peu quand même… Tu pensais à quoi tout à l’heure quand tu pleurais ?
  • A Sacha
  • Ton copain Sacha ?
  • Oui
  • Vous vous êtes disputés ?
  • Non pas vraiment
  • Ah… Tu le connais depuis combien de temps Sacha ?
  • Depuis le CM1, quand je suis arrivé dans l’école. C’est lui qui m’a aidé au début, quand je ne connaissais personne dans cette école.
  • Quatre ans d’amitié, c’est vraiment chouette !
  • Oui… (de nouvelles larmes coulent malgré les efforts de Soan pour les retenir)
  • Tu as le droit de pleurer ici, il y a des mouchoirs là, et personne ne le saura. En général, plus on retient ses larmes, plus on prend le risque d’une inondation. Alors laisse couler…
  • Il s’est passé quelque chose de particulier ce matin avec Sacha ?
  • Pas vraiment, mais je vois bien qu’il cherche à m’éviter. Je lui demande toujours pourquoi il ne veut plus être mon ami, il dit que je me fais des films, qu’il veut toujours être mon ami. Je reste tout le temps avec lui, pour être sûr qu’on reste ami, je me mets à côté de lui au self, parce que je vois bien qu’il s’éloigne.
  • Sacha t’a déjà demandé de partir ?
  • Non
  • Est-ce que tu peux me donner un exemple de quand tu as vu qu’il cherchait à t’éviter.
  • L’autre jour, on jouait à s’attraper avec tout le groupe de copains. D’un coup, je me suis rendu compte que Sacha n’était plus là. Je l’ai cherché pendant toute la récré, et puis ça a sonné. Je l’ai retrouvé dans le rang, je me suis mis à côté de lui et je lui ai demandé où il était. Il m’a dit qu’il avait arrêté de jouer parce que Léon voulait lui montrer ses cartes Pokémon. Je lui ai dit qu’il aurait pu me le dire. Il m’a dit qu’il n’y avait pas pensé.
  • Et tu as fait quoi après ?
  • Je suis tout le temps resté avec Sacha, maintenant quand on joue à s’attraper, je coure un peu derrière lui pour ne pas le perdre.
  • Tu as vraiment peur qu’il ne soit plus ton ami.
  • Oui, vu qu’il s’éloigne, je reste encore plus avec lui. Le pire, c’est à la fin des cours, je mets toujours du temps pour noter les devoirs, et lui, il va super vite, alors il sort sans m’attendre. Je lui dis d’attendre, mais il n’écoute pas.
  • C’est super logique ce que tu fais. Toi, tu vois bien qu’il s’éloigne, qu’il est distant, alors tu combles l’espace qu’il crée entre vous, pour que vous restiez des amis. C’est comme si tu avais toute la responsabilité de votre amitié, parce que lui il ne se rend pas compte qu’elle est fragile. Du coup tu es triste et puis tu dois être un peu fatigué aussi. Mais dis-moi, tu lui en as déjà parlé à Sacha ?
  • Non
  • Ah…
  • Je ne sais pas comment faire.
  • Mais tu aimerais en parler avec lui ?
  • Oui
  • Tu penses qu’il serait en colère si on lui demandait de venir pour discuter dans mon bureau ?
  • Il faudrait qu’on lui dise que ce n’est pas pour le punir ou lui faire des reproches
  • Bien entendu, pour ça, tu peux compter sur moi, si tu veux, on peut même aller ailleurs pour discuter, dans le foyer par exemple.
  • Non ça devrait aller ici.

Avant de faire venir Sacha, j’ai expliqué à Soan que je préfèrerais que ce soit lui qui parle à son copain, puisque moi j’étais à l’extérieure de leur relation. Je lui ai proposé de l’aider à réfléchir à la manière de partager ce qu’il ressentait, et comment il vivait leur relation. Lorsque Sacha est arrivé, il avait en effet l’air un peu intimidé, je fais souvent cet effet aux élèves… Il a eu l’air surpris de trouver Soan assis devant moi. Il s’est installé sur la deuxième chaise.

  • Bonjour Sacha
  • Bonjour Madame
  • Ne t’inquiète pas, je n’ai rien à te reprocher. Tu es là parce que Soan voudrait te parler de quelque chose, mais qu’il ne savait pas trop comment s’y prendre. Ce n’est pas toujours facile de trouver le bon moment et le bon endroit au collège. Ici, c’est un peu plus tranquille que dans la cour. Tu connais Soan depuis longtemps je crois ?
  • Oui, c’est mon copain depuis le CM1
  • C’est super que votre amitié ait résisté au passage au collège !

Les deux garçons se sont regardés en souriant.

  • Je crois que je vais laisser parler Soan, qui connaît mieux que moi votre amitié, mais tu peux parler quand tu veux Sacha.

Voici, en substance, ce que se sont dit Soan et Sacha :

  • Sacha, l’autre jour, tu m’as dit que je n’avais pas besoin de te coller, que tu n’allais pas disparaître. Mais moi j’ai l’impression que tu cherches tout le temps à m’éviter et je ne sais pas pourquoi, parce que je n’ai rien fait de mal. Et comme j’ai peur qu’on soit plus des amis, alors j’essaie tout le temps de rester à côté de toi.
  • Mais pourquoi tu crois qu’on va plus être amis ? Moi je ne t’ai jamais dit que je ne voulais plus être ton ami. Par contre c’est vrai que c’est un peu pénible que tu restes tout le temps à côté de moi, alors des fois, je pars avec d’autres copains, faire d’autres trucs, mais ce n’est pas parce que je ne veux pas être ton ami. A l’école, des fois, on ne jouait pas aux mêmes jeux, tu ne te rappelles pas ? Et pourtant on est toujours resté amis.

J’ai aidé les garçons à verbaliser la manière dont chacun ponctuait les séquences de communication. Soan collait Sacha car il le voyait s’éloigner, et Sacha prenait le large quand il se sentait un peu étouffé par Soan. Chacun d’eux lisait les événements, les actions de l’autre, en choisissant un point de départ différent. Ils n’avaient pas la même perception des évènements et agissaient en conséquence, alimentant ainsi l’engrenage. Dans ce type de situation, le fait de méta communiquer, c’est-à-dire de communiquer à propos de notre relation est souvent le meilleur chemin vers l’apaisement.

La BG de la classe


Lui, c’est le Beau Gosse de la classe. Il est impertinent, sûr de lui, parfois arrogant. Il connaît les codes et toutes les limites. Il sait quand il passe dans la zone rouge, avec les adultes comme avec les autres élèves. Il le sait de mieux en mieux. Avant, il ne maîtrisait pas trop, il pouvait aller trop loin et les adultes lui tombaient dessus.  Cela devenait inconfortable, alors il a changé de stratégie. Avec le temps, il s’est rendu compte qu’il suffisait de rugir, de laisser croire aux autres qu’il pouvait mordre. Les Cassos sont faciles à duper, ils pensent réellement qu’il pourrait mordre, alors que franchement il n’est pas aussi débile que ça. Il connaît les risques, il n’a pas envie de se faire virer, ses parents seraient trop vénères, et adieu la play, le tel, Netflix et tout le reste !

Pour repérer les Cassos, il suffit de vanner, et selon leur réaction, on sait si on peut y aller ou si ça ne sert à rien. Le BG se conduit avec les Cassos comme son chat avec les souris. Il peut jouer avec pendant des heures. Quand la souris se rebelle un peu, le chat met un coup de patte. Quand le Cassos se rebelle un peu, le BG vanne plus fort ou file une petite tape sur la tête, rien de bien méchant. Rien qui justifierait qu’il se fasse virer. Et puis il peut toujours compter sur ses deux acolytes pour le prendre par le bras et lui dire « allez, c’est bon, laisse tomber… ». A ce moment-là, il fixe le Cassos droit dans les yeux pendant une bonne minute et part en grognant. Ça marche à tous les coups. Parfois quand il sent que ça va aller pleurer chez les adultes, il lâche un : « c’est bon, c’est pour rire ». Et puis, quand il est de bonne humeur, il se montre sympa, il fait comme s’il s’intéressait à la vie des Cassos. Ça les déstabilise et ça les rend encore plus réceptifs à la vanne qui arrivera un peu plus tard. Est-ce qu’ils croient vraiment qu’ils vont devenir potes ? C’est ridicule.  

Avec les adultes, c’est facile. Il suffit d’être poli et souriant, un peu mielleux, mais pas trop. Et surtout il faut être plus discret avec les vannes. Certains profs lui ont déjà fait la morale parce qu’un des Cassos avait poucave. Quand ça arrive, il fait comme s’il était surpris, il nie un peu et puis il finit par reconnaître qu’il n’a peut-être pas toujours été hyper sympa. À la fin, il dit qu’il est désolé et c’est réglé. Il lâche le Cassos en question pendant quelques temps histoire de calmer le jeu, et parce qu’il sait que les adultes vont vérifier que ça va, mais ils finissent toujours par passer à autre chose. Il faut juste être patient avant de recommencer à vanner. Et au pire, il y a assez de Cassos dans la classe pour pouvoir toujours vanner tranquille, histoire de rester le roi de la jungle.


Eux, ils sont 8. Un groupe de garçons dans la classe du BG. Certains le connaissent depuis l’école primaire. Ils reconnaissent qu’il s’est un peu calmé mais ils ne se sentent jamais vraiment sereins dans la classe. Ils sont comme des proies, toujours aux aguets. Ils ne savent jamais quand la vanne va tomber, sur qui et comment, mais ce dont ils sont sûrs, c’est qu’elle tombera inévitablement. Une fois, deux fois, trois fois. Parfois assortie d’un : « Tu le prends pas mal, hein ? C’est une blague… » ou d’un : « T’as pas d’humour ou quoi ? ». L’humour ils l’ont perdu, il a été remplacé par de la colère. De la colère contre le BG, contre les autres qui rigolent bêtement quand il leur fait une balayette, et puis aussi contre eux-mêmes de ne pas réussir à le stopper, à se défendre, à renvoyer le malaise dans son camp.

La plupart du temps, ils ne disent rien, et attendent qu’il lâche sa prise, parce qu’il finit toujours par lâcher sa prise, comme le chat lâche la souris quand elle ne bouge plus. Mais c’est hyper dur. C’est comme s’il y avait un incendie au fond de leur gorge, que le feu voulait sortir et qu’ils devaient le retenir à l’intérieur. Parfois, ils n’en peuvent plus alors ils vont en parler à un adulte. Les adultes comprennent. Ils essaient vraiment d’aider, en expliquant au BG, en le punissant, en lui faisant la morale, en lui gueulant dessus même parfois. Ça le calme un moment, mais jamais définitivement. Parfois ils n’en peuvent plus alors ils essaient de mordre, mais leurs dents ne sont pas aiguisées, et ils ne font que pincer. Le BG rugit plus fort et agite ses griffes sous leur nez. Ils ne savent pas jusqu’où il est capable d’aller, alors ils font marche arrière, amers et furieux contre eux-mêmes.

L’autre jour, la CPE et la Prof Principale sont venues pour parler de tout ça, juste avec eux 8.

Les 8 ont raconté les vannes, le malaise, l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête, le sentiment d’impuissance et la colère. La CPE a écrit les mots au tableau, ceux qui ont blessé et ceux qui sont restés coincés au fond de la poitrine. Elle a dessiné les émotions. Elle a schématisé le fil de la communication qui relie deux personnes et dont on ne peut défaire les nœuds depuis l’extérieur. Elle a illustré les tentatives d’intervention, les échecs, le cercle vicieux dans lequel ils étaient pris au piège. Ils ont compris que personne ne réussirait à changer le BG, mais qu’il était possible d’agir sur la manière de réagir, de répondre à ce que dit et fait le BG.

Un des 8 s’est souvenu de quelque chose. C’était son tour. Le BG le vannait par rapport à son prénom Justin. à chaque fois qu’il passait près de lui, il criait : « Salut Bridou ! ». En étude, il l’interpellait : « Bridou, file ta colle » … Un matin, en voyant arriver le BG, avant même qu’il ouvre la bouche, Justin avait crié : « J’aime le saucisson ! ». Le BG l’avait regardé bizarrement et avait passé son chemin et lui donnant un coup d’épaule. Rien n’avait été prémédité, et Justin n’avait pas compris la réaction du BG. La prof d’anglais lui avait dit que c’était l’effet de surprise, que le BG avait été désarçonné. La CPE avait dit que ça lui faisait penser à un jeu qui permettait de s’entraîner à répondre de manière décalée, parfois bizarre, ou un peu provocante, et que la réponse de Justin pouvait entrer dans la catégorie pirouette et autodérision. Elle leur a demandé d’autres exemples de vannes du BG. L’un d’eux a expliqué que la semaine suivant son rendez-vous chez le coiffeur, le BG n’avait eu de cesse de lui faire des remarques sur ses cheveux : « Vas-y, t’as une coupe de daron ! » ou « Regarde son début de calvitie sur les côtés là… »

Les 8 ont réfléchi ensemble aux réponses décalées, bizarres ou un peu provocantes, ils ont eu plein d’idées et ont beaucoup ri :

  • Avoue, j’te plais comme ça doudou…
  • Tu veux toucher ma calvitie ? c’est tout doux !
  • Pierre, feuille, ciseaux !
  • La prochaine fois, j’fais la boule à Z
  • Tes cheveux sont tellement beaux, t’as fait une couleur ?
  • Tu savais que les cheveux poussent d’un centimètre par mois ?

A la fin de la séance, les 8 savaient que le BG continuerait de faire ses trucs de BG.

Ils savaient aussi que leur colère était légitime, et qu’elle gonflait quand ils se sentaient impuissants.

Ils découvraient une nouvelle façon de voir la relation avec le BG, et avec tous les BG de la terre.

Ils voulaient encore s’entraîner à répondre de manière décalée, bizarre ou un peu provocante parce que ça redonnait de la force et du courage.

La jupe

Lundi, 7h45.

Isalé a 14 ans. Ce matin-là, comme tous les autres, elle part de la maison à pied pour aller prendre le bus numéro 37 en direction du collège. Elle marche en scrollant les stories Insta. Si sa mère était là, elle lui dirait :

  • Arrête ça, tu vas te prendre un lampadaire !

Mais elle n’est pas là… En plus, elle se trompe, la preuve, Isalé a bien remarqué le vieux monsieur aux cheveux blancs là-bas, il est bizarre. Un coup il est en haut de la rue, un coup en bas, puis encore en haut, on dirait qu’il la suit. « Meuf, arrête de t’inventer une vie ! Il est juste perdu » se dit-elle, et elle poursuit son chemin.

Isalé voit le bus arriver, elle cherche vite fait le vieux monsieur, mais ne le voit pas. Elle se dit qu’il a trouvé son chemin. Le bus s’arrête devant elle, son pied est juste sur la première marche quand elle sent une main sur ses fesses. Pas comme quand quelqu’un vous frôle sans faire exprès, plutôt comme si on voulait lui prendre la fesse, avec tout le plat de la main. Elle se retourne et voit le vieux monsieur continuer son chemin, comme si de rien n’était, mais elle sait. Il a posé ses doigts sur son corps, sans son consentement.

Elle entend le chauffeur lui parler, on dirait qu’il est à l’autre bout du bus alors qu’il est juste là, devant :

  • Ça va mademoiselle ? 
  • Oui…

Elle valide sa carte, et trouve un siège. Elle a la chair de poule, elle aurait peut-être du mettre un jean, il fait froid ce matin. Il y a cette odeur qui lui donne un peu la nausée, elle renifle ses vêtements et ses mains. D’où vient ce parfum ? Elle le sent jusque dans sa gorge, et réalise d’un coup que c’est celui du vieux monsieur. Son cœur se met à battre à 100 à l’heure, elle regarde partout autour d’elle pour vérifier qu’il n’est pas là, et non, il n’est pas monté.  Elle cale son dos contre le dossier et comprend que l’odeur n’est plus dans son nez, mais dans sa tête. Le bus roule, et Isalé replonge dans les stories Insta.

Elle sursaute quand Claire frappe sur la vitre du bus :

  • Tu ne descends pas aujourd’hui ? Tu sèches ?
  • [Déjà arrivée ?]
  • Salut, ça va ? T’es toute blanche ! 
  • Oui, oui, ça va, c’est mon p’tit dèj’ qui passe pas… 
  • T’as vu Lucas aujourd’hui ? Il est trop frais !
  • Carrément…

Lundi, 18h00.

  • Salut ma beauté, t’es déjà douchée ? T’as passé une bonne journée ?
  • Yep, j’ai eu 15 en anglais !
  • Bravo ! T’es trop forte ! T’as ressorti ton pyjama licorne ? On est en mai, tu vas crever de chaud.
  • Il est trop doux… C’est un câlin ce pyjama, j’l’aime trop !

Mardi, 7h00.

Isalé regarde sa penderie. Là-dedans, on trouve de tout, du jean troué ou pas, du baggy extra large, du sweat XL, du crop top pailleté, de la jupe évasée ou droite, longue ou courte, elle a même un magnifique tailleur pantalon chiné dans une friperie.

Elle fixe LA jupe, hier matin elle avait opté pour un look « uniforme d’étudiante anglaise », jupe plissée courte, chemise blanche et veste, avec ses incontournables Docs. Elle touche les plis de sa jupe, et une décharge électrique repousse ses doigts. Ce matin ce sera jean et pull Mickey.

Mardi de la semaine suivante, 22h00.

Elle adore cette jupe patineuse bleu ciel. Avec un tee-shirt blanc XL, et ses Converses, elle sera trop stylée. Elle dépose la tenue choisie sur son bureau, en se disant qu’elle n’aura pas le choix demain matin, pas question de se dégonfler !

Mercredi, 7h00.

Isalé file dans la douche, attache ses cheveux en queue de cheval et enfile la tenue qui l’attend sur son bureau. Elle se regarde en souriant dans le miroir et part prendre son petit déjeuner.

  • Salut M’man !
  • Salut ma chérie ! Elle te va bien cette jupe, j’ai l’impression que tes jambes sont immenses ! Tu ne veux pas arrêter de grandir ? Reste encore un peu mon bébé steuplé !
  • Tu peux me préparer mon p’tit dèj’ si tu veux, histoire que je reste ton bébé et tout…
  • Pas le temps, mais bien tenté ! Je prends mon après-midi, on va manger au resto toutes les deux à midi ?
  • Carrément, tu viens me chercher au collège ?
  • Ok, bonne matinée ! Je t’aime !

Sa mère quitte l’appartement. Isalé se retrouve seule face à son bol de céréales. Elle sent une boule gonfler dans son ventre et ne réussit pas à terminer son petit déjeuner. Elle sait ce qui se passe, et ça la met en rogne. Deux minutes avant de partir, juste devant la porte, elle fait demi-tour, jette la jupe sur son lit avec rage, et enfile un pantalon de survêtement. Elle est furieuse contre elle-même, elle voudrait tout gommer, mais elle sent encore cette odeur écœurante et ce contact sur ses fesses.

Mercredi, 13h00.

  • Je crois que je vais prendre un carpaccio avec des frites, et toi, tu veux quoi poulette ?
  • Ça va chérie ?
  • Maman, ça t’est déjà arrivé de te faire toucher les fesses dans la rue ?
  • Non, jamais. Je ne sais pas comment je réagirais si ça arrivait.
  • Isalé ? Pourquoi tu me poses cette question ?
  • Isalé, tu me fais peur là, on dirait que tu vas pleurer, il s’est passé quelque chose ?

Isalé se sent toute molle et elle tremble en racontant à sa mère le vieux monsieur aux cheveux blancs pas si perdu que ça, la main sur ses fesses, le parfum, sa colère…

Sa mère lui explique que c’est grave, et qu’elles devraient aller signaler les faits à la police. Elles habitent une petite commune, lorsqu’elles se présentent au commissariat, les policiers leur conseillent de déposer une main courante. Ils prennent les choses très au sérieux puisqu’ils ont déjà 4 signalements de ce type, avec la même description des faits et de la personne. Le vieux monsieur est arrêté une semaine plus tard. Les faits sont qualifiés d’agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans. Il faudra transformer la main courante en plainte, les gendarmes qui entendent Isalé sont bienveillants. L’affaire est entre les mains de la justice, le coupable sera jugé et sanctionné. Et pourtant…

Un mois plus tard.

  • Mamaaaaaaan !!!!
  • Isalééééééééé !!!!
  • J’suis au bout de ma vie m’man, je ne comprends pas ce que j’ai depuis ce truc qui m’est arrivé. Tu me connais, depuis que j’ai 5 ans je milite contre les stéréotypes de genre.
  • 5 ans, t’exagères peut-être un tout petit peu mon cœur… Mais, en effet, je sais que ces sujets sont importants pour toi.
  • Mais tellement ! Moi je rêve d’un monde où plus personne ne sera jugé sur son look, où les garçons pourront mettre des jupes et du maquillage, et les filles des shorts avec poils apparents, tu vois ?
  • Je vois à peu près…
  • Et surtout, je voudrais que les gens puissent choisir librement, genre pas de case ! Ce que j’aimais avant ce truc qui m’est arrivé, c’est qu’un jour j’étais hyper glam et le lendemain totalement trash. Je ne veux pas qu’on m’impose ou qu’on m’empêche de porter une fringue sous prétexte que je suis une fille.
  • Et tu as raison, je suis très fière que tu oses faire ce que je n’aurais jamais osé à ton âge !
  • Ben alors POURQUOI quand ce truc m’est arrivé, je ne me suis pas retournée pour mettre la misère au vieux pervers ? POURQUOI mon premier réflexe, quand je me suis assise dans le bus, ça a été de tirer sur ma jupe ? POURQUOI depuis, j’arrive plus à prendre le bus en jupe, je suis débile ou quoi ?
  • Je suis vraiment désolée que tu te sentes si mal ma bichette. Et il se passe quoi quand tu veux mettre une jupe depuis ce truc qui t’es arrivé ?
  • Alors le soir, je sors ma tenue et tout, je prépare pour me conditionner et je me répète « demain c’est jupe, point à la ligne ! ». Sauf que le lendemain, quand je dois partir, je bloque, impossible de passer la porte tant que je ne me suis pas changée. Ça m’éneeeerve !
  • Tu sais que « ce truc qui t’est arrivé » n’est pas anodin ma chérie.
  • Oui bon, on ne va pas non plus en faire un fromage, j’ai porté plainte, il s’est fait coincer, c’est réglé en vrai…
  • Judiciairement oui et tu as été super courageuse, parce qu’ils t’ont demandé de répéter l’histoire plein de fois, j’imagine que ça n’a pas été facile…
  • Surtout qu’à chaque fois, je me revoyais en quiche anesthésiée, incapable de réagir, comme si j’avais fait quelque chose de mal. C’est ouf ce truc !
  • Voilà comment, moi, je vois les choses, mais t’es pas obligée de les voir pareil… Pendant des décennies, on a mis dans le crâne de toutes les femmes que la manière dont elles s’habillaient conditionnait le comportement des hommes. Une fille en jupe courte ou avec un décolleté plongeant, c’était forcément une fille qu’on pouvait interpeler, toucher ou agresser. La société a évolué sur ce sujet et continue de le faire. C’est une bonne chose mais on dirait que tout au fond de nous toutes, cette vérité toute moisie est toujours là, tapie dans l’ombre, prête à bondir. C’est peut-être elle qui t’a paralysée quand le vieux pervers t’a agressée, elle qui t’a fait tirer sur ta jupe, elle qui t’a imposé son odeur jusqu’à l’écœurement. Donc, ne sois pas trop dur avec la Isalé de ce matin-là, celle qui s’est retrouvée tétanisée. Essaie plutôt d’aller t’asseoir dans le bus à côté d’elle. Tu pourrais lui prendre la main et lui dire que sa non-réaction est bien logique puisque le vieux pervers a profité de l’effet de surprise, et que c’est horrible de se faire agresser comme ça.
  • J’vais pleurer c’est sûr.
  • Ben pleure ma bichette, parce que t’as toutes les raisons d’être triste et en colère. Et pour les jupes, peut-être qu’avant tu savais qu’il y avait des tarés vicieux dans le monde parce qu’on en avait parlé, mais c’était un peu abstrait. Et puis un des tarés vicieux s’en est pris à toi pour de vrai, alors maintenant, tu as sans doute peur d’en croiser un autre. Ça fait vraiment saigner mon cœur de maman de te dire ça, mais tu as raison, il y en a d’autres qui sont prêts à sévir sur la première jupe qui passe (ou sur le premier pantalon qui passe d’ailleurs…)
  • Du coup, ce sont les pervers qui gagnent…
  • Pas forcément, surtout si tu te laisses du temps, et si tu arrêtes de te forcer. J’ai l’impression que quand tu te forces à porter une jupe et que tu n’y arrives pas, c’est comme si tu versais une autre casserole d’eau bouillante sur ta brûlure déjà à vif. Ça ferait moins mal si tu mettais un peu de crème apaisante et cicatrisante en acceptant que, pour le moment, les pantalons, c’est plus confortable…
  • Maman ?
  • Hum ?
  • Tu devrais ouvrir ton cabinet de thérapeute…
  • Peut-être… Mais je crois que mes petits collégiens me manqueraient trop…

Les débilos

Nous sommes en novembre. Niels est en 3ème.

La première fois que je l’ai rencontré, il était en 6ème. Jade l’avait bousculé en lui disant « dégage le nain ». Niels avait répondu qu’elle n’avait pas le droit de lui parler comme ça et qu’il allait le dire au Professeur Principal. Ce dernier avait fait venir Jade à la fin du cours pour lui demander de s’excuser, elle s’était exécutée du bout des lèvres. Les jours suivants elle avait fait la grimace à Niels à chaque fois qu’il croisait son regard. Niels s’en était plaint à ses parents qui avaient sollicité mon intervention. Une semaine après, Niels m’avait dit que Jade ne l’embêtait plus.

En 5ème, Florian et Noah s’était mis à lui frotter le dessus du crâne à chaque fois qu’ils passaient près de lui en lui disant « salut mon pote », alors qu’ils n’étaient pas potes du tout ! Niels avait prévenu qu’il le dirait à un surveillant s’ils n’arrêtaient pas. Ils avaient continué. Le surveillant avait expliqué à Florian et Noah que ce n’était pas drôle et que Niels en avait assez. Les garçons avaient répondu : « ça va, c’est juste pour rire ! ». Florian et Noah avait cessé de frotter le dessus du crâne de Niels, mais s’étaient amusés à le faire sursauter en se cachant dans les couloirs et en criant « BOU ! » quand il arrivait. Niels était revenu parler au surveillant. Le surveillant avait mis une observation dans le carnet de Florian et Noah : « importune régulièrement un autre élève ». Ils avaient râlé en disant que c’était pour rire, mais s’étaient arrêtés.

Chaque année, le scénario des malheurs de Niels était le même :

  1. Un pénible (pas toujours le même) venait importuner Niels.
  2. Niels disait « arrête » et demandait à un adulte d’intervenir pour stopper le pénible.
  3. L’adulte agissait (médiation, réprimande, punition), le pénible était neutralisé. Le problème du moment était réglé, et puis un autre pénible arrivait…
  • Les surveillants m’ont dit que tu voulais me voir Niels, que se passe-t-il ?
  • Toujours pareil, j’en ai marre, mes parents m’ont dit que si vous ne faisiez rien, ils iraient porter plainte.
  • Sacha a recommencé à t’insulter ? (Le dernier pénible s’appelait Sacha, il avait traité Niels de Cassos pendant plusieurs jours)
  • Non, lui, il a arrêté, c’est enfin monté jusqu’à son cerveau ! Maintenant, c’est Erwan et Hakim. Leur nouveau jeu, c’est de m’empêcher de sortir des toilettes.
  • Franchement débile comme jeu, c’était quand la dernière fois ?
  • Bah hier pendant la demi-pension. Quand j’ai essayé de sortir des toilettes, ils ont bloqué la porte.
  • Tu te rappelles quand ils ont commencé ?
  • Je ne sais pas, on va dire avant les vacances.
  • Ok, ça fait donc à peu près un mois que ça dure. Tu as été vachement courageux de supporter ça si longtemps !
  • C’est surtout que je sais que venir ici, ça ne sert pas à grand chose, mais là, je suis saoulé !
  • Je suis vraiment désolée de ne pas réussir à mieux t’aider. Est-ce que tu peux me raconter ce que tu as essayé de faire, toi, pour qu’ils arrêtent ce jeu stupide ?
  • La première fois qu’ils m’ont bloqué, j’ai escaladé, et je suis sorti par l’autre toilette. J’ai couru pour m’échapper.
  • Super malin ! Et du coup, ils ont fait quoi, eux ?
  • Ils ont rigolé comme des abrutis. La fois d’après, ils ont aussi bloqué les toilettes d’à côté. J’ai poussé à fond sur la porte, mais ils sont plus forts, alors maintenant j’attends qu’ils partent.
  • Ils sont vraiment lourdingues !
  • Trop !
  • Est-ce que tu as un peu réfléchi à ce qu’on pourrait faire pour régler ce problème ?
  • Ça, c’est à vous de le dire. Moi je ne peux rien faire.
  • Ah tu crois ? En même temps, je comprends que tu te sentes impuissant, en plus ils sont deux contre un. Je veux vraiment t’aider et j’aimerais bien trouver une solution plus durable. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais ce serait chouette si on réussissait à faire en sorte qu’aucun autre Débilos ne prenne le relais cette fois.
  • Il faudrait qu’ils soient moins bêtes !
  • Le problème Niels, c’est que des imbéciles mal intentionnés, tu en croiseras toujours, au lycée, et peut-être même après…
  • Super ! C’est vachement réconfortant !
  • Rassure-toi, sur ta route, il y aura aussi plein de gens formidables ! Mais je te mentirais si je te disais qu’après le collège, tu ne rencontreras plus jamais de crétins… Tu pourras peut-être encore trouver des personnes pour les contraindre à se comporter différemment. Mais j’ai l’impression qu’à chaque fois qu’un autre intervient dans la relation que tu as avec les imbéciles, ceux qui regardent se disent que tu es une cible idéale. D’ailleurs, je me demande ce que les imbéciles feraient si tu ne trouvais personne pour s’interposer…
  • Ben ça serait pire !
  • Pire comment ?
  • Ils n’auraient plus de limite !
  • Horrible…
  • C’est pour ça que vous devez faire quelque chose !
  • Tu aimes lire ?
  • Des BD ouais, mais je ne vois pas le rapport…
  • Je voudrais te prêter un livre qui pourrait peut-être t’intéresser. C’est un peu comme une BD. Ça raconte des histoires d’élèves qui ont à peu près les mêmes problèmes que toi, avec des adultes pas supers efficaces pour trouver des solutions…
  • Ben du coup, ils font comment ?
  • Ils apprennent à gérer les imbéciles, c’est comme s’ils développaient un nouveau super pouvoir pour les repousser. Ils sont supers courageux parce que ce n’est pas facile. Je te laisse découvrir et je te propose de revenir la semaine prochaine.
  • Et pour Erwan et Hakim ?
  • Tu ne veux pas attendre d’avoir lu le livre pour qu’on décide ensuite comment régler le problème ?
  • Ah non, sinon mon père va se mettre en colère, il va les attraper à la sortie !
  • D’accord, je ferai de mon mieux pour ne pas aggraver la situation en intervenant. Tu préfères que je les rencontre sans toi ou avec toi ?
  • Je préfère ne pas être là.
  • Tu viendras quand même me donner des nouvelles la semaine prochaine en me rendant le livre ?
  • Ok.

Niels est revenu la semaine suivante. Erwan et Hakim avaient arrêté de lui bloquer la porte des toilettes. Il a posé le livre sur mon bureau.

  • Alors ? tu l’as trouvé comment ce livre ?
  • Je me suis arrêté à la page 15
  • Ah bon ? Qu’est ce qui s’est passé ?
  • C’est nul votre truc, en gros il faut qu’on se débrouille tout seul, les adultes ne font rien.
  • C’est dommage que tu ne sois pas allé plus loin… Moi j’ai plutôt compris que les adultes étaient là, à côté, pour aider les élèves à trouver des solutions à leurs problèmes et à les appliquer eux-mêmes.
  • Ben moi je n’y crois pas au truc de la répartie boomerang. C’est aux adultes de faire la loi…
  • D’accord Niels. Ecoute, le livre est ici, sur mon étagère, et moi je suis là, dans mon bureau, alors si tu changes d’avis un jour, et que tu décides d’apprendre à gérer les imbéciles, tu pourras compter sur moi… Enfin, jusqu’à la fin de l’année puisqu’après, toi, tu iras au lycée. Moi, je suis condamnée à redoubler mon collège…
  • Toute une vie au collège ! Trop naze !
  • Trop !
  • Bonne journée Madame, et merci pour Erwan et Hakim.
  • De rien.

Je ne suis pas Don Quichotte

Souvent, je me parle à moi-même.

Oui, je sais, c’est bizarre…

En réalité, je cause à mes émotions et encore plus souvent à mes pensées.

En ce moment, la colère gronde au fond de ma gorge. Elle me brûle la rétine, et bloque mes mâchoires. Avant je pensais que c’était elle qui enfermait les mots au fond de ma poitrine et qui m’empêchait de dire à quel point je trouvais cette situation injuste, ou ces propos blessants. En réalité, c’est justement parce que je bloque les mots moi-même que la colère devient incontrôlable. Chez moi, elle n’extériorise pas, il n’y a pas de crise, pas de hurlements, ni d’objets cassés, elle me bouffe de l’intérieur pour me forcer à l’écouter. Et plus elle me fait mal, moins je l’écoute, la douleur devient si forte que je finis par me recroqueviller et par laisser les larmes m’étouffer. Enfin, les choses se passaient souvent comme ça avant, quand je ne connaissais pas le modèle de Palo Alto…

  • Colère ! Je t’écoute !
  • T’es sûre ? Parce que je n’ai pas encore attaqué le foie… J’allais t’envoyer une petite nausée là…

Depuis mon arrivée dans cet établissement, ils jugent ma posture, mon engagement et mes valeurs. Leur sentence est radicale, expéditive. Mes actions sont sabotées, remises en cause.

Ils ne me connaissent pas, c’est injuste.

Ils ne me donnent aucune chance, c’est injuste.

J’ai envie de leur expliquer ce en quoi je crois, je voudrais leur dire que c’est possible, leur raconter mes victoires, mais ils m’ont collé du scotch sur la bouche, comme Monsieur Trucmuch en CM2 quand que je bavardais avec mes copines. C’est qu’on avait plein de trucs joyeux à se raconter… Je suis CPE, j’aime mon métier, surtout quand il consiste à enlever le scotch sur la bouche des élèves. C’est qu’ils ont plein de trucs joyeux à nous raconter… Eux, par contre, ils ne racontent pas des trucs joyeux :

  • Elle est légère quand même !
  • Légère ????
  • Ça manque de poigne !
  • Ça ???
  • Et puis, il faut qu’elle arrête avec sa musique et ses jeux, soyons sérieux, on est dans un établissement scolaire, pas une colo !

B** de m** ! Décollez vos paupières et déployez vos oreilles !

J’ai envie de graver sur la porte de leurs casiers que dans vie scolaire il y a VIE.

J’ai envie de tout mélanger dans leurs cartables si bien rangés.

J’ai envie de dessiner plein de zizis au feutre indélébile sur leurs tableaux numériques interactifs.

J’ai envie de vider le tube de gel hydro alcoolique sur leur bureau…

  • Colère ?? Colère, t’es où ?
  • Je suis là, meuf !
  • Colère, on ne fume pas ici !
  • Détends-toi frangine, t’as pas un truc à faire, toi ?

Un truc à faire ?

Un truc à faire…

Je ne peux pas les convaincre.

Ils ne peuvent pas me convaincre.

Je peux continuer à vouloir leur plaire, en expliquant, en argumentant, en me justifiant, et même parfois en me forçant à agir selon ce qu’ils attendent de moi. Je réussirais peut-être à faire presque l’unanimité un jour, mais il y a quand même de grandes chances qu’ils continuent de me trouver incompétente, de dézinguer mes projets et je serai encore plus amère parce que je me serais forcée à faire des trucs auxquels je ne crois pas.

Ou alors j’accepte que je ne peux pas plaire à tout le monde et que je ne peux pas changer leur vision du monde. Je vise plus petit, je m’expose moins. Au moins je resterais cohérente avec mes valeurs, mon cœur et mon cerveau pourront faire la paix. Mais ce sera difficile parce qu’ils continueront de me trouver incompétente, de dézinguer mes projets et j’aurais un peu l’impression de faire la moitié du boulot.

C’est moi qui choisis…

  • Colère, tu me passes un clope ?
  • Tu ne fumes pas…
  • Ah ouais, c’est vrai…
  • Alors tu fais quoi ?
  • Je ne suis pas Don Quichotte…
  • What ?
  • Aucune envie de me retrouver suspendue par le slip à la pale d’un moulin à vent !

Le détonateur d’Antoine

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est gage-walker-6lt0b6lmct4-unsplash-2.jpg

Antoine est triste, il ne reconnaît plus sa petite fille, ils étaient pourtant si proches l’un de l’autre. Yaëlle et lui ont beaucoup réfléchi avant de se décider à fonder une famille. Et quand la décision a été prise, il a fallu presque 2 ans pour que Yaëlle tombe enceinte. Alors quand Fleur est née, Antoine est tombé en amour devant ce petit cochon tout rose. Fleur a un petit nez en trompette qu’elle fronce à la moindre contrariété, ce qui lui donne cet air de petit cochon trop mignon. Sauf que maintenant, Antoine a l’impression qu’un dragon a remplacé son petit cochon trop mignon…

Fleur a du caractère, mais comme on dit « les chiens ne font pas des chats ». Antoine a mis des années à apprivoiser les émotions intenses qui habitent en lui, entre autres en injectant cette formidable énergie dans le sport. Il a plutôt bien réussi, jusqu’à maintenant. Du haut de ses 12 ans, Fleur réussit à rendre ses émotions complètement dingues, elle est le détonateur d’Antoine.

Fleur râle constamment, pour tout et pour rien. Hier, elle a fait un scandale à sa mère à propos du choix de son prénom :

  • C’est bien un truc de Bouddhiste ça ! « Fleur, douce Fleur, gnagnagna », mais n’importe quoi ! C’est genre l’opposé de moi, si ton objectif était de choisir le pire prénom de l’univers, bingo, t’as réussi ! C’est l’accouchement qui a t’a grillé les neurones ou quoi ? T’aurais pu choisir un truc comme Fauve, ça aurait été vachement plus badass !

Dans ces cas-là, si Antoine est dans la pièce, il s’énerve :

  • Fleur, tu baisses d’un ton ! Tu ne parles pas comme ça à ta mère ! Franchement, t’énerver à ce point pour ça c’est ridicule…

Antoine doit avouer qu’il en veut un peu à Yaëlle qui reste imperturbable devant les éclats de Fleur. Lui, il a l’impression qu’une tornade balaye tout dans sa tête, sa montre connectée lui envoie des alertes tellement son rythme cardiaque s’accélère, il ne peut pas s’empêcher de crier. Quand il en parle avec Yaëlle, elle répond « laisse passer l’orage mon amour », il ne sait pas très bien si c’est pour Fleur ou pour lui, peut-être les deux…

Quelqu’un qui assisterait à ces scènes se dirait qu’Antoine joue son rôle de père, qu’il empêche sa fille de prendre le pouvoir en se positionnant face à elle pour faire obstacle à ses excès d’adolescente.

En vérité, il est terrorisé.

Il a peur pour Fleur, parce qu’il se rappelle. Quand la colère l’emportait, d’abord elle le distendait, il devenait monstrueux, un peu comme Hulk, mais pas en vert. Il faisait peur aux autres, et surtout à lui-même. Ensuite, la colère le broyait, le mastiquait et quand elle en avait fini avec lui, elle le laissait là, comme un déchet. A cause de ses émotions, Antoine a perdu beaucoup d’amis, et quelques boulots aussi. Alors quand il voit Fleur gronder, exploser, partir en claquant la porte et puis pleurer pour finalement s’endormir, il est envahi par l’angoisse.

Du coup, dès qu’elle commence à gronder, il grogne plus fort pour essayer de l’empêcher d’exploser. Mais ce n’est pas très efficace puisqu’en général, à la fin, ils explosent tous les deux.

Antoine voit bien que chaque crise fragilise sa relation avec sa fille. Il la voit s’éloigner, elle lui parle de moins en moins, se décale imperceptiblement quand il s’approche, et ça lui fend le cœur. Cette pensée ne quitte plus Antoine, même pendant ses entraînements, et c’est justement en plein fractionné qu’il a soudainement pris conscience de quelque chose.

Et si, le problème, c’était précisément sa volonté d’empêcher Fleur de ressentir ses émotions ? Et si ça les stimulait ? Ne serait-il pas lui-même le détonateur de sa fille ?

Avant de rentrer ce soir-là, Antoine est allé acheter un punching-ball. Il était en train de l’installer dans le garage quand Fleur est entrée :

  • Tu fais quoi papa ?
  • J’installe Bob
  • Bob ?
  • Yep, tu veux que je te le présente ?
  • Mmmm
  • Bob, je te présente Fleur, Fleur, voici Bob. Bob est là pour nous rappeler à tous les deux que nos émotions sont légitimes, qu’on a raison de ressentir ce qu’on ressent. C’est au cas où on l’oublie, ou quand des personnes veulent nous convaincre du contraire. C’est aussi Bob qui va nous aider à écouter nos émotions. Parce que tu vois ma chérie, je crois que tu as un peu hérité de ton papa pour ce qui est des émotions. Nous, on a un super pouvoir. Nos émotions SONT notre super pouvoir. Elles sont magiques, grandes, belles, fortes, indestructibles. Elles rendent nos vies exceptionnelles, alors il faut toujours les accueillir, écouter ce qu’elles ont à nous dire. Parce que si on ne le fait pas, elles se retournent contre nous, et comme elles sont beaucoup plus puissantes que chez les autres personnes, tu imagines bien comme elles peuvent nous faire du mal.
  • Papa, t’as fumé ou quoi ?
  • Moi, je pose Bob là, et toi, tu sais que tu peux venir le voir quand ça brûle dans ta tête, ou que tu as l’impression de te noyer. Bob, il peut prendre la forme que tu veux. Celle du truc qui te fait enrager par exemple et alors tu peux lui donner des droites dans l’estomac, mais pense bien à mettre tes gants. J’ai aussi installé un tapis sous Bob, et des coussins là-bas, alors tu peux venir te poser et pleurer avec Bob, il est cool parce qu’il juge pas tu vois ? Et voilà j’ai terminé ! Bob est dans la place !
  • Non mais ça se dit plus ça papa ! Arrête d’essayer de faire le jeune.
  • Aïe !

Fleur se dirige vers la porte du garage, et se retourne juste avant de l’ouvrir :

  • Papa ?
  • Oui chérie ?
  • Je t’aime
  • Moi aussi je t’aime

Deux mois plus tard, en descendant dans le garage pour aller chercher un tournevis, Antoine surprend sa fille en train d’enrouler un boa jaune fluo autour de Bob.

  • Mais qu’est-ce que tu fais à ce pauvre Bob ?
  • Aujourd’hui, c’est le printemps, et Jordan m’a invité à son anniv’, alors j’ai du soleil dans la tête, fallait que Bob en profite un peu !