
Il n’est pas rare de trouver, dans la cour de récréation d’un collège, des rassemblements de précieuses. Elles évoluent par petites dizaines et semblent avoir un pouvoir d’attraction sur tous les autres cailloux de la cour. Ils approchent, la mine fascinée, et essaient de se faire remarquer par les précieuses. Malheureusement, ces dernières ne les voient pas, trop occupées à admirer la plus brillante d’entre elles, qui se trouve généralement au centre du groupe. Cette précieuse-là gouverne toutes les autres. Aucune parole ne peut être prononcée sans son accord. Toute opposition, même simplement suggérée, est immédiatement sanctionnée. La mise à l’écart de l’insolente est la sentence la plus courante. Elle peut durer de quelques heures à quelques jours. La précieuse ainsi condamnée n’a de cesse de réintégrer le groupe, craignant de perdre son éclat en restant loin des autres.
Dans le collège où j’exerçais cette année-là, un groupe de précieuses de 4ème était particulièrement visible dans la cour. La précieuse centrale, Cristal, affichait un rayonnement éblouissant, presque aveuglant pour nous les adultes (les adolescents semblent être équipés d’un filtre leur permettant de supporter cette intensité). Impossible pour nous de distinguer d’autres points lumineux dans la cour.
Mi-octobre, Perle était arrivée dans la classe de nos précieuses de 4ème, suite à un déménagement (les parents sont parfois d’affreux tortionnaires). Habituée aux groupes de précieuses, elle s’était immédiatement rapprochée de Cristal et ses satellites, espérant rapidement être admise dans leur ronde. C’était extrêmement important pour elle puisque cela lui garantissait sécurité et confort. Il n’existe rien de plus effrayant pour un.e collégien.ne que de déambuler seul.e dans la cour, ou de déjeuner seul.e au réfectoire. Au mieux vous devenez un fantôme, et plus personne ne vous adresse le moindre regard, au pire, certains vous identifie comme une cible facile, et viennent régulièrement vous accorder une attention bien malveillante. Perle avait donc fait de son mieux pour être adoubée par Cristal. Après quelques jours de mise à l’épreuve, elle avait gagné l’amitié des courtisanes de Cristal, un peu trop au goût de cette dernière qui, craignant de perdre son aura, avait décrété un jeudi matin que Perle ne méritait pas sa place au sein de sa galaxie.
Pendant des semaines, Perle avait essayé plusieurs stratégies pour se faire accepter, sans succès. Au bout d’un moment, elle avait renoncé, et commencé sa vie de « nouvelle qui ne s’intègre pas ». C’était très dur, il faut savoir que les décisions de la reine des précieuses ont le pouvoir d’influencer le comportement de tous les autres cailloux d’une classe. Personne ne s’approchait donc de Perle. Parfois, les adultes intervenaient pour « aider » Perle à s’intégrer, mais cela l’isolait encore plus. Ambre, que cette situation attristait un peu, avait un jour proposé qu’on laisse Perle s’installer exceptionnellement à leur table de précieuses, une seule fois.
L’air s’était figé, chaque précieuse avait retenu son souffle, attendant la réponse de Cristal, qui ne s’était pas faite attendre :
- Bah vas-y toi, vas faire ton assistante sociale pour les sans-amis !
Puis elle l’avait plantée là, au milieu du réfectoire, suivie par toutes les autres précieuses.
Ambre était passée directement à la plonge, vidant son plateau sans y avoir touché. Elle avait osé contredire Cristal, et évaluait sa condamnation à 4 jours de mise à l’écart, c’était inconfortable, mais cela ne durerait pas. Elle ne s’était pas rapprochée de Perle car elle aurait alors pris le risque d’être exclue pour toujours. Elle avait préféré attendre patiemment. Le matin du 5ème jour, elle avait rejoint les précieuses, et tendu la joue à Ruby pour la saluer. Cette dernière avait détourné la tête, et Cristal, qui n’avait rien manqué de la scène, avait dit à Ambre :
- Il y a des sans-amis qui attendent ton aide là-bas Ambre, tu devrais aller les voir, nous ça va, on n’a pas besoin d’assistante sociale.
Ambre ne comprenait pas, elle avait pourtant respecté le protocole, accepté la punition… Elle s’était éloignée en se disant que c’était sans doute trop tôt, qu’elle retenterait sa chance le lendemain. Malheureusement, le scénario s’était répété le lendemain, et les jours suivants. Elle avait cherché des explications, fait des promesses, supplié, mais Cristal était catégorique :
- On n’a pas besoin de toi ici… Tu fais pitié comme tes sans-amis… Va chercher du boulot au secours populaire et laisse-nous tranquilles…
À mesure qu’Ambre courbait l’échine pour redevenir une précieuse, le pouvoir de Cristal sur le groupe se renforçait. Aucune des précieuses n’oserait plus jamais remettre en question ses décisions.
Un jour, Perle s’était assise à côté d’Ambre :
- Je suis vraiment désolée, à cause de moi les filles ne veulent plus de toi…
- Mon nouveau surnom c’est mère Teresa… La semaine dernière c’était sœur Emmanuelle…
- C’est vraiment nul.
- Moi j’ai fait quelque chose pour que tout ça arrive, toi tu n’avais rien fait.
- Et si tu faisais exactement ce qu’elle te reproche ?
- Quoi ? Aider les sans-amis ? Je vois pas trop comment faire, ce serait bizarre… Et j’ai pas envie de me taper l’affiche encore plus.
- C’est clair… Dans mon ancien collège, on avait monté un projet de solidarité, on pourrait faire ça ici tu crois ?
- Genre une collecte ?
- Yep ! C’est bientôt Noël en plus
- Chanmé ! On va en parler à la CPE ?
- OK…
Deux semaines plus tard, Ambre et Perle avaient rassemblé plusieurs élèves autour d’un projet de collecte de jouets en partenariat avec une association. C’était un vrai succès. Il faut savoir que les précieuses apprécient particulièrement tout ce qui peut les mettre en valeur, elles aiment être sous le feu des projecteurs. Cristal avait donc envoyé une de ses admiratrices auprès d’Ambre et de Perle :
- C’est trop bien ce que vous faites, on peut venir vous aider ?
Ambre avait jeté un coup d’œil à Perle :
- Merci Jade, c’est plus fort que moi tu sais, c’est mon côté mère Teresa… D’ailleurs tu pourras remercier Cristal de ma part ? Grâce à elle j’ai pris conscience de mon penchant humanitaire.
- Ouais, cool ! Mais du coup, on peut participer ?
- Franchement, tu sais, c’est dur de s’occuper des autres, et vachement fatiguant, je ne voudrais pas infliger un truc comme ça à Cristal, en plus c’est un peu salissant aussi, ça serait trop la honte pour elle. Mais merci d’avoir proposé ! Bisous, Bisous !
La courtisane était repartie bredouille auprès de sa reine, qui avait sévèrement sanctionné son échec. L’intensité du rayonnement de Cristal avait commencé à diminuer légèrement. Désormais, dans ce collège, les adultes peuvent voir d’autres sources lumineuses éclairer la cour un peu partout…