Le bateau de Seth

Seth avait 23 ans quand son père est mort.

La relation que Seth entretenait avec son père était complexe, un mélange de respect et d’incompréhension. Après plusieurs années sans contact, Seth tentait de recréer un lien nouveau avec son père. Les retrouvailles avaient une saveur âpre. C’était un peu comme si le père rencontrait enfin le fils, et que le fils découvrait enfin le père. Ce père était différent de celui dont il se souvenait. L’homme intransigeant, mystique, et sûr de lui avait été remplacé par un homme endolori par le doute et le regret.

Ensemble ils essayaient de tisser une relation inédite, en se concentrant sur ce que chacun était devenu et sur ce qu’ils vivaient et partageaient, ici et maintenant.

Et le drame est survenu. Le frère aîné de Seth a pris la vie de leur père. Un meurtre, un coup de fusil qui a fait trembler les fondations déjà fragiles de toute cette famille. Chaque membre a vécu cette tragédie en fonction de sa vision du monde, plaie à vif qui ne cicatrise jamais ou marque sur la peau dont la douleur s’atténue avec le temps. Chacun a fait son deuil à sa manière. Seth s’est investi dans la gestion matérielle des obsèques. Il présentait au monde une figure solide et impassible, et gardait sa tristesse pour lui et pour quelques intimes.

Seth voit la vie comme un chemin à parcourir sur une rivière. Ses parents lui ont fourni le bois et quelques outils pour construire son embarcation. Au fil du temps, les amis, les rencontres et les autres membres de la famille lui ont donné du matériel supplémentaire pour compléter et solidifier l’ouvrage. Certains lui ont remis des outils très utiles qu’il a gardés précieusement, d’autres des objets peu solides ou oiseux qu’il a abandonnés sur la rive.

La rivière est tantôt calme, tantôt plus agitée que les rapides de Royal Gorge aux USA. Parfois elle est large et sans obstacle, et parfois parsemée de rochers ou étroite comme un ruisseau. Personne ne décide comment sera la rivière, la rivière s’écoule, Seth suit le courant, manœuvre, profite du vent pour accélérer et ralentit quand le brouillard s’épaissit.

Seth n’est pas seul sur son cours d’eau, la plupart des personnes présentes à ses côtés ont été invitées, certains se sont installés sans y avoir été conviés. En général, les échanges avec ses compagnons de voyage enrichissent Seth, ou simplement le divertissent, mais il arrive que certaines personnes le blessent ou abîment son vaisseau.

En tuant leur père, le frère aîné a donné plusieurs coups de hache dans le batelet de Seth qui aurait pu chavirer. Seth s’est arrêté sur le rivage pour colmater les brèches en utilisant le matériel laissé par toutes les personnes bienveillantes croisées jusque-là pendant son périple. D’autres auraient demandé de l’aide, ou peut-être confié la réparation à un tiers, lui a choisi de faire les travaux seul, en prenant son temps.

Pendant que ses mains étaient occupées par le rafistolage, Seth a écouté sa colère et sa tristesse. Il a décidé d’accepter la sentence du tribunal de la Cité. Mais la justice de la Cité n’est pas la justice de son cœur. Son frère avait mis fin de manière irrévocable à la vie de son père, alors Seth a choisi d’exclure son frère de sa vie de manière toute aussi irrévocable.

Après restauration, Seth a choisi le nom de Kintsugi pour son cargo, en hommage à cette méthode japonaise de réparation des objets brisés. Les morceaux sont recollés et les fissures comblées à l’aide d’une laque saupoudrée de poudre d’or. Les cicatrices ainsi mises en valeur rendent l’objet encore plus beau.

Seth continue de naviguer fièrement à bord du Kintsugi.

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