
Depuis octobre, je m’entretiens une à deux fois par mois avec un élève de 6ème qui a beaucoup de mal à trouver sa place et de la sérénité au collège. Lors de notre dernière rencontre il a verbalisé ce qu’il ressentait avec une jolie métaphore. Sur le moment je n’ai pas trop su comment rebondir, et puis comme sa phrase tournait en boucle dans ma tête, je lui ai écrit…
Je voulais d’abord te remercier pour la confiance que tu m’accordes. Tu viens toujours à nos entretiens, alors que je n’ai pas l’impression de réussir à beaucoup t’aider, et tu es toujours très attentif. Je sais que tu fais beaucoup d’efforts pour suivre les conseils un peu bizarres que je te donne parfois.
Hier, quand on s’est vu, tu m’as dit :
« J’ai l’impression d’être un petit pois au milieu des melons ».
J’ai beaucoup pensé à cette phrase depuis et je voulais te répondre. C’est vraiment difficile d’être un petit pois au milieu des melons. C’est effrayant parce que les melons sont tellement gros qu’ils ne voient pas toujours les petits pois. Ils roulent à côté, dans tous les sens, sans faire attention à leur présence. Les petits pois ne savent pas comment attirer l’attention des melons, ils peuvent sautiller comme le font si bien les petits pois, mais souvent cela ne suffit pas. Les petits pois sont bien conscients que c’est très important d’être vus par les melons, notamment parce qu’ils peuvent rapidement se faire écraser si les melons ne les voient pas.
Moi, au collège, j’avais l’impression d’être une tomate au milieu des courgettes. Ce n’était pas simple non plus. J’aurais largement préféré être un petit pois, parce que cela aurait été bien plus facile pour me cacher. Avec ma couleur rouge écarlate, j’avais l’impression qu’on ne voyait que moi dans ce monde de courgettes vertes, alors que je n’avais qu’une envie, c’était que personne ne remarque ma présence.
Tu dois te dire : « Mais alors, que peut-on faire pour ne plus avoir l’impression d’être un petit pois au milieu des melons ou une tomate au milieu des courgettes ? ». En réalité, peut-être que tu te sentiras toujours comme un petit pois au milieu des melons. La vraie question à te poser c’est : « Est-ce que cela fait mal d’être un petit pois au milieu des melons, et comment faire pour que cela ne soit plus douloureux pour toi ? »
Si c’est très important pour toi que les melons te remarquent, tu peux toujours essayer quelques astuces. Par exemple, construire une échelle pour grimper jusqu’aux oreilles des melons, ou des échasses pour te retrouver à la hauteur de leurs yeux. Ainsi ils devraient te voir et t’entendre, cela ne garantit pas qu’ils t’accorderont de l’attention. Sauf peut-être si, en plus, tu te déguises en melon. Ils se diront sans doute que tu es un petit melon, mais si ton costume est assez bien fait, ils ne verront pas que tu es un petit pois et tu pourras jouer un moment avec eux. C’est un peu bizarre de devoir utiliser ces stratagèmes pour être vu par les melons, mais c’est, je crois, le seul moyen, et puis quand tu en auras assez, dis-toi que tu pourras toujours arrêter. Tu sais simplement qu’alors, tu disparaîtras aux yeux des melons.
Il existe des petits pois qui renoncent à être vus pas les melons, et qui décident se trouver un coin tranquille pour petits pois en attendant que le collège passe, s’ils sont bien comme ça, après tout, pourquoi pas… C’est vrai que ce n’est pas très drôle de rester tout seul, alors tu peux essayer de mieux regarder la cour pour vérifier qu’il n’y a vraiment QUE des melons (ce qui n’est pas facile car les melons prennent beaucoup de place). Peut-être que tu trouveras des pois chiches et des lentilles. C’est plus facile d’être vu par des pois chiches ou des lentilles quand on est un petit pois, on se sent plus proches aussi, et il y a moins de risques de se faire écraser quand on joue ensemble.
Moi, à l’école, j’ai choisi de me trouver un coin tranquille pour tomates, et je me suis fabriqué un costume de tomate verte pour les situations d’urgence (quand je devais passer au tableau ou traverser la cour). Cela ne me changeait pas en courgette, mais c’était plus discret. De toute façon, on ne peut pas transformer une tomate en courgette, ni un petit pois en melon. Mais par contre, une tomate peut légèrement modifier son comportement et adapter ses paroles pour interagir avec les courgettes sans souffrir. Un petit pois peut choisir la relation qu’il a avec les melons, sans chercher à devenir un melon, ou à les transformer.
Aujourd’hui, j’ai plusieurs costumes, parce que dans le monde, au-delà de l’école, j’ai rencontré des haricots, des potirons et des oignons (je n’aime pas trop les oignons, ils m’ont souvent fait pleurer). J’adapte mon costume en fonction des situations et de mes interlocuteurs. J’ai une cape d’invisibilité et un costume de supère-tomate, une armure de chevalier et un pyjama licorne tout doux.
Aujourd’hui, la plupart du temps, je me montre comme je suis, une tomate, et tout se passe très bien. Je porte un costume uniquement quand c’est nécessaire, pour faciliter une relation ou pour ne pas souffrir. Le simple fait de savoir que j’ai mes costumes dans l’armoire suffit à m’apaiser quand je suis avec les autres.
Je te laisse réfléchir à cette histoire jusqu’à notre prochain entretien.
À bientôt, prend bien soin de toi.
