
Etienne, prof de français, vient s’asseoir près de moi, avec son café, sur un des beaux fauteuils en enduit PVC vert de la salle des profs. Il a l’air préoccupé et a des cernes sous les yeux. Nous parlons de tout, de rien, et surtout de nos garçons, qui ont 17 ans tous les deux. Etienne est un papa solo, son épouse est décédée d’un cancer du sein 5 ans auparavant. Il finit par lâcher :
- C’est hyper tendu avec Enzo en ce moment.
- Ah bon ? Plus que d’habitude ? Parce que bon, avec le mien, c’est tendu un jour sur deux…
- Ben là, ça prend des proportions hallucinantes. Je ne sais pas ce qu’il a dans le crâne depuis qu’il est entré au lycée, mais c’est l’enfer, il me rend dingue ! J’avais plus d’insomnie depuis un an, et là bim ! Ça recommence, je cogite une bonne partie de la nuit.
- C’est compliqué à cause du travail scolaire ?
- Non, pas du tout. À cause de ses prises de position sur l’homosexualité.
- Il a fait son coming out ?
- J’aurais largement préféré, ça ne m’aurait posé aucun problème, je l’aurais préparé et aidé à gérer les réactions de certains abrutis homophobes, ça j’étais prêt… Mais c’est le contraire, il dit ne pas supporter les homos, il trouve que c’est contre nature, qu’ils le dégoûtent et j’en passe.
- Ah oui, c’est chaud quand même…
- Alors depuis des semaines, à chaque fois qu’il tient des propos homophobes à la maison, je sermonne, j’argumente, mais il reste sourd, il clame sa liberté de penser et d’expression, il dit qu’il refuse les dictats LGBT. L’autre jour il m’a carrément dit que s’il apprenait qu’Arthur, son pote numéro un, était homo, il ne pourrait plus être copain avec lui. Tu te rends compte ? Mon fils fait partie des abrutis homophobes ! Je ne comprends pas ce que j’ai foiré dans son éducation.
- Ben le truc c’est qu’à un moment, on n’a plus beaucoup d’impact sur ce qu’ils peuvent penser, dire ou faire. Et c’est difficile, surtout quand ils prennent des positions aussi opposées aux nôtres. Il n’est pas rare que la fille d’un bon viandard se déclare végan par exemple…
- Ouais mais là, ce n’est pas juste une question de manger ou pas de la viande, c’est interdit par la loi, quoi ! L’autre jour, j’ai découvert qu’il affichait ses idées sur les réseaux sociaux, il a posté un drapeau LGBT en train de brûler, ça craint. Je lui ai passé un de ces savons ! Je lui ai dit que c’était interdit par la loi, qu’il risquait des poursuites. J’ai exigé qu’il enlève cette photo, il l’a fait et puis il m’a bloqué sur tous ses réseaux, du coup, je ne vois plus rien…
- Aïe, une bonne façon de t’angoisser encore plus…
- Ah oui, aussi, j’étais à la fac avec un pote qui a divorcé après des années à cacher son homosexualité. Maintenant il est en couple avec un homme et ils viennent parfois dîner à la maison. Enzo me fout la honte systématiquement. Il refuse de venir à table, alors je gueule, je le force, il vient s’asseoir et garde les bras croisés, il regarde mes amis avec un air dégouté, c’est tellement « malaisant » comme disent les élèves, qu’au bout d’un moment je l’envoie dans sa chambre. Quand ils partent, je l’engueule, je lui dis ma honte, ça me rend fou !
- Ça doit vraiment être dur, je comprends que tu sois au bout du rouleau.
- Tu crois que je devrais l’emmener voir un psy ? Ou peut-être que je devrais l’emmener à la gendarmerie pour qu’ils le secouent un peu…
- Peut-être… Franchement je t’admire parce que tu as tout essayé, tu lui as expliqué, tu l’as sermonné, tu lui as rappelé la loi… Le truc, c’est que j’ai l’impression que plus tu essaies de le convaincre, plus ça le renforce dans ses convictions…
- Mais je ne peux pas le laisser être homophobe, et puis c’est puni par la loi bordel !
- C’est clair ! Est-ce que je peux te poser une question un peu bizarre et hyper difficile, je te préviens, tu ne vas pas aimer…
- Vas-y, au point où j’en suis…
- Imagine que rien de ce que tu pourrais mettre en place sur un plan éducatif, médical ou judiciaire, rien de tout ça ne pourrait jamais réussir à faire changer Enzo, et qu’il resterait pour toujours un abruti homophobe, qu’est-ce que tu ferais différemment ?
- En effet, j’aime pas du tout ta question, tu crois que c’est possible un truc pareil ?
- Je ne sais pas, c’est juste une question.
- Baaahhh, s’il était majeur, je lui dirais que ça me fiche en l’air qu’il pense ce genre de trucs, mais qu’après tout il est majeur, et qu’il prend donc ses responsabilités, qu’il assumera si des procédures sont déclenchées contre lui.
- Et ben peut-être qu’il faut que tu lui dises déjà tout ça. Tu peux lui expliquer que ça te déglingue qu’il ait ce type de raisonnement, mais qu’après tout c’est vrai, il est libre de penser ce qu’il veut. Par contre, concernant sa liberté d’expression, tu peux lui rappeler une dernière fois que les comportements et propos homophobes sont punis par la loi. Tu peux lui annoncer que jusqu’à ses 18 ans, tu l’accompagneras à la gendarmerie s’il lui arrive des bricoles, parce que c’est ton devoir de père, mais qu’après tu le laisseras assumer les conséquences de ses prises de position, qui ne manqueront sûrement pas d’arriver s’il continue de les exposer sur les réseaux. Tu peux aussi lui dire qu’en effet tu ne peux pas le convaincre sur ce sujet et donc que tu ne lui en parleras plus. Tu peux ajouter qu’à la maison, comme dans le reste de la société, les attitudes et les propos homophobes sont interdits. Et comme toi, tu continueras de recevoir tes potes homos quand tu en auras envie, bah lui, il ira passer la nuit chez ses grands-parents, parce que tu ne veux pas que sa présence dans la maison mette mal à l’aise tes amis. Enfin, moi je ferai ça si j’étais à ta place, mais c’est toi qui décides bien entendu…
- Ouais t’as raison, je vais essayer ça d’abord, et puis si ça ne marche pas, je lui prendrai rendez-vous avec un psy.
- Dac, bon c’est la récré, il faut que je retourne dans mon bureau, à plus !
- A plus !
Quelques semaines plus tard, toujours assis sur un des beaux fauteuils en enduit PVC vert de la salle des profs, Etienne m’a dit qu’il ne se disputait plus avec Enzo, le sujet de l’homosexualité n’est plus abordé à la maison. Enzo n’a pour le moment eu aucun démêlé avec la justice et il rend visite à ses grands-parents à chaque fois qu’Etienne reçoit ses amis. Etienne ne sait pas si Enzo a conservé les mêmes idées vis-à-vis de l’homosexualité.
Ils en reparleront sûrement dans quelques années… Ou pas…