
- Samir, regarde l’état de ta main, tu voulais passer à travers le mur ou quoi ?
- …
- La semaine dernière tu as cassé la porte de ton casier
- …
- Et celle d’avant, tu as failli te casser un orteil en donnant un coup de pied dans un poteau du préau
- …
- Samir regarde-moi, que se passe-t-il ?
Lorsque Samir lève ses yeux noirs vers moi, je n’y vois plus l’humour et la bonne humeur qui s’y trouvaient auparavant, je n’y trouve que de la colère, une colère sourde, puissante.
Pour moi, Samir, c’est cet élève de 5ème qui, mi-décembre de l’année précédente, s’était présenté à la porte de mon bureau pour me raconter une blague. Elle était tellement drôle que je l’avais mis au défi de venir m’en raconter une chaque mois, ce qu’il avait fait scrupuleusement, et j’avais ri à chaque fois. Je ne m’étais pas inquiétée quand les blagues avaient cessé, Samir était passé en 4ème, il avait grandi et avait d’autres préoccupations.
Ce jour-là, j’ai compris que ses préoccupations étaient bien moins réjouissantes que ce que j’imaginais.
- J’ai trop le seum Madame. C’est à cause de Tom. Moi, je casse des trucs pour pas lui casser les dents. Ça a commencé en EPS, quand on faisait cirque, j’ai un peu merdé ma roulade…
- Samir ton langage !
- Pardon Madame… Donc j’ai raté ma roulade. C’est pas trop mon truc l’EPS, moi j’préfère tchatcher avec mes potos, et regarder Netflix. Et puis, bon, faut l’dire, j’suis un peu enrobé, pas taillé pour les roulades quoi. J’ai l’habitude qu’on me fasse des remarques sur mon physique, mais en général, j’explique aux gens qu’en vrai je prépare ma future vie de daron au japon, et que là-bas, je serai le boss, les sumos c’est des dieux wallah !
- Samir ton langage !
- Pardon Madame… Donc voilà, on rigole et puis c’est fini. C’est ce que j’ai fait au début avec Tom quand il a commencé à me clasher sur mes bourrelets. Sauf que ce teubé ne s’est pas arrêté, au contraire, et toute sa p’tite bande qui rigole derrière, ça me rend fou Madame !
- Je comprends, c’est vraiment nul tout ça.
- C’est pas possible, il a mis son cerveau en dépôt-vente ou quoi ce boloss ?
- On peut se le demander en effet. D’abord, je voulais te dire bravo pour ton autodérision Samir, ils ne sont pas nombreux ceux qui, comme toi, réussissent à court-circuiter les attaques ! Et du coup, tu as fait quoi d’autre quand tu as vu que cela ne marchait pas avec lui ?
- Au début, j’ai essayé de l’ignorer, je me suis dit qu’il allait se lasser. Mais non… Je suis mad, je ne sais pas comment faire pour qu’il me lâche. Starfoullah, je vais lui casser les dents !
- Samir ton langage !
- Pardon Madame…
- Est-ce que tu pourrais me raconter la dernière fois qu’il t’a clashé, c’était où et quand ? Ce qu’il t’a dit et ce que tu as répondu ?
- Ah ben c’est pas compliqué, la dernière fois, c’était juste avant que je frappe le mur. On sortait d’espagnol et il venait de faire une de ses blagues foireuses sur mes seins, c’est sa nouvelle passion. Cette fois il a dit que j’en avais plus que la prof d’espagnol.
- Et tu lui as répondu quoi ?
- Bah rien, ça sert à rien, d’habitude je serre les dents et les poings, mais là, j’étais trop vénère, et j’ai tapé dans le mur. Ça change tous les jours : « Samir, tu mets du bonnet D ou E ? Samir, arrête de courir, tu vas perdre un sein ! Samir, tu nous fais une petite danse du ventre ? » Il me gâche tout, quand je me tape une barre avec mes potes il arrive et il dit « ouah, tes boobs, ils bougent trop quand tu rigoles, on dirait de la gélatine », alors j’arrête de rire.
- Ok, mais on dirait que tes seins le troublent beaucoup puisqu’il en parle tout le temps…
- Ouais, c’est clair, bientôt je vais lui demander s’il veut pas les toucher…
- Ben pourquoi pas…
- … (regard en coin)
- Non parce que pour l’instant plus il rit, moins tu t’amuses, toi. On dirait qu’il a le monopole de la blague, alors que tu es super fort en blague il me semble, tu me l’as prouvé toute l’année dernière.
- … (petit sourire)
- Moi je pense que ton idée est super bonne, vu que ton corps semble le fasciner à ce point, joue avec ça, et fais passer le malaise de son côté. Mets-lui la misère des blagues !
- Madame, votre langage !
- Pardon Samir… Tu crois que la prochaine fois qu’il approche tu pourrais lui dire par exemple : « ah Tom, tu tombes bien, ce soir, je vais m’acheter un soutif, tu préfères quoi mon p’tit loukoum, dentelle noire ou soie rouge ? »
- … (yeux écarquillés et rire) C’est dar ! Cheh, il va pas comprendre ce qui lui arrive ! Je vais lui faire des petits effets de bouche en me touchant les tétons aussi ! Et…
- Ne m’en dis pas plus ! Je pense que tu as compris le principe, je fais confiance à ton imagination pour inventer les meilleures blagues et remettre un peu Tom à sa place. Parce que je ne veux plus jamais que tu me dises que tu t’empêches de rire à cause de lui.
Samir a frappé à ma porte deux semaines après cet entretien :
- Maadaaame, j’ai pas de blague aujourd’hui, mais je voulais juste vous dire que ça avait trop bien marché, Tom est devenu « la go de Samir » au bout de 3 jours et ça le fait pas marrer du tout. Il a ravalé ses blagues pourries et se tient à bonne distance de moi maintenant. C’est plus la peine de vous inquiéter pour moi, je ne m’empêche plus de rire avec mes potes et je ne casse plus rien.
- Bravo Samir ! T’es trop un BG !
- Madame, votre langage !
- Pardon Samir…