La jupe

Lundi, 7h45.

Isalé a 14 ans. Ce matin-là, comme tous les autres, elle part de la maison à pied pour aller prendre le bus numéro 37 en direction du collège. Elle marche en scrollant les stories Insta. Si sa mère était là, elle lui dirait :

  • Arrête ça, tu vas te prendre un lampadaire !

Mais elle n’est pas là… En plus, elle se trompe, la preuve, Isalé a bien remarqué le vieux monsieur aux cheveux blancs là-bas, il est bizarre. Un coup il est en haut de la rue, un coup en bas, puis encore en haut, on dirait qu’il la suit. « Meuf, arrête de t’inventer une vie ! Il est juste perdu » se dit-elle, et elle poursuit son chemin.

Isalé voit le bus arriver, elle cherche vite fait le vieux monsieur, mais ne le voit pas. Elle se dit qu’il a trouvé son chemin. Le bus s’arrête devant elle, son pied est juste sur la première marche quand elle sent une main sur ses fesses. Pas comme quand quelqu’un vous frôle sans faire exprès, plutôt comme si on voulait lui prendre la fesse, avec tout le plat de la main. Elle se retourne et voit le vieux monsieur continuer son chemin, comme si de rien n’était, mais elle sait. Il a posé ses doigts sur son corps, sans son consentement.

Elle entend le chauffeur lui parler, on dirait qu’il est à l’autre bout du bus alors qu’il est juste là, devant :

  • Ça va mademoiselle ? 
  • Oui…

Elle valide sa carte, et trouve un siège. Elle a la chair de poule, elle aurait peut-être du mettre un jean, il fait froid ce matin. Il y a cette odeur qui lui donne un peu la nausée, elle renifle ses vêtements et ses mains. D’où vient ce parfum ? Elle le sent jusque dans sa gorge, et réalise d’un coup que c’est celui du vieux monsieur. Son cœur se met à battre à 100 à l’heure, elle regarde partout autour d’elle pour vérifier qu’il n’est pas là, et non, il n’est pas monté.  Elle cale son dos contre le dossier et comprend que l’odeur n’est plus dans son nez, mais dans sa tête. Le bus roule, et Isalé replonge dans les stories Insta.

Elle sursaute quand Claire frappe sur la vitre du bus :

  • Tu ne descends pas aujourd’hui ? Tu sèches ?
  • [Déjà arrivée ?]
  • Salut, ça va ? T’es toute blanche ! 
  • Oui, oui, ça va, c’est mon p’tit dèj’ qui passe pas… 
  • T’as vu Lucas aujourd’hui ? Il est trop frais !
  • Carrément…

Lundi, 18h00.

  • Salut ma beauté, t’es déjà douchée ? T’as passé une bonne journée ?
  • Yep, j’ai eu 15 en anglais !
  • Bravo ! T’es trop forte ! T’as ressorti ton pyjama licorne ? On est en mai, tu vas crever de chaud.
  • Il est trop doux… C’est un câlin ce pyjama, j’l’aime trop !

Mardi, 7h00.

Isalé regarde sa penderie. Là-dedans, on trouve de tout, du jean troué ou pas, du baggy extra large, du sweat XL, du crop top pailleté, de la jupe évasée ou droite, longue ou courte, elle a même un magnifique tailleur pantalon chiné dans une friperie.

Elle fixe LA jupe, hier matin elle avait opté pour un look « uniforme d’étudiante anglaise », jupe plissée courte, chemise blanche et veste, avec ses incontournables Docs. Elle touche les plis de sa jupe, et une décharge électrique repousse ses doigts. Ce matin ce sera jean et pull Mickey.

Mardi de la semaine suivante, 22h00.

Elle adore cette jupe patineuse bleu ciel. Avec un tee-shirt blanc XL, et ses Converses, elle sera trop stylée. Elle dépose la tenue choisie sur son bureau, en se disant qu’elle n’aura pas le choix demain matin, pas question de se dégonfler !

Mercredi, 7h00.

Isalé file dans la douche, attache ses cheveux en queue de cheval et enfile la tenue qui l’attend sur son bureau. Elle se regarde en souriant dans le miroir et part prendre son petit déjeuner.

  • Salut M’man !
  • Salut ma chérie ! Elle te va bien cette jupe, j’ai l’impression que tes jambes sont immenses ! Tu ne veux pas arrêter de grandir ? Reste encore un peu mon bébé steuplé !
  • Tu peux me préparer mon p’tit dèj’ si tu veux, histoire que je reste ton bébé et tout…
  • Pas le temps, mais bien tenté ! Je prends mon après-midi, on va manger au resto toutes les deux à midi ?
  • Carrément, tu viens me chercher au collège ?
  • Ok, bonne matinée ! Je t’aime !

Sa mère quitte l’appartement. Isalé se retrouve seule face à son bol de céréales. Elle sent une boule gonfler dans son ventre et ne réussit pas à terminer son petit déjeuner. Elle sait ce qui se passe, et ça la met en rogne. Deux minutes avant de partir, juste devant la porte, elle fait demi-tour, jette la jupe sur son lit avec rage, et enfile un pantalon de survêtement. Elle est furieuse contre elle-même, elle voudrait tout gommer, mais elle sent encore cette odeur écœurante et ce contact sur ses fesses.

Mercredi, 13h00.

  • Je crois que je vais prendre un carpaccio avec des frites, et toi, tu veux quoi poulette ?
  • Ça va chérie ?
  • Maman, ça t’est déjà arrivé de te faire toucher les fesses dans la rue ?
  • Non, jamais. Je ne sais pas comment je réagirais si ça arrivait.
  • Isalé ? Pourquoi tu me poses cette question ?
  • Isalé, tu me fais peur là, on dirait que tu vas pleurer, il s’est passé quelque chose ?

Isalé se sent toute molle et elle tremble en racontant à sa mère le vieux monsieur aux cheveux blancs pas si perdu que ça, la main sur ses fesses, le parfum, sa colère…

Sa mère lui explique que c’est grave, et qu’elles devraient aller signaler les faits à la police. Elles habitent une petite commune, lorsqu’elles se présentent au commissariat, les policiers leur conseillent de déposer une main courante. Ils prennent les choses très au sérieux puisqu’ils ont déjà 4 signalements de ce type, avec la même description des faits et de la personne. Le vieux monsieur est arrêté une semaine plus tard. Les faits sont qualifiés d’agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans. Il faudra transformer la main courante en plainte, les gendarmes qui entendent Isalé sont bienveillants. L’affaire est entre les mains de la justice, le coupable sera jugé et sanctionné. Et pourtant…

Un mois plus tard.

  • Mamaaaaaaan !!!!
  • Isalééééééééé !!!!
  • J’suis au bout de ma vie m’man, je ne comprends pas ce que j’ai depuis ce truc qui m’est arrivé. Tu me connais, depuis que j’ai 5 ans je milite contre les stéréotypes de genre.
  • 5 ans, t’exagères peut-être un tout petit peu mon cœur… Mais, en effet, je sais que ces sujets sont importants pour toi.
  • Mais tellement ! Moi je rêve d’un monde où plus personne ne sera jugé sur son look, où les garçons pourront mettre des jupes et du maquillage, et les filles des shorts avec poils apparents, tu vois ?
  • Je vois à peu près…
  • Et surtout, je voudrais que les gens puissent choisir librement, genre pas de case ! Ce que j’aimais avant ce truc qui m’est arrivé, c’est qu’un jour j’étais hyper glam et le lendemain totalement trash. Je ne veux pas qu’on m’impose ou qu’on m’empêche de porter une fringue sous prétexte que je suis une fille.
  • Et tu as raison, je suis très fière que tu oses faire ce que je n’aurais jamais osé à ton âge !
  • Ben alors POURQUOI quand ce truc m’est arrivé, je ne me suis pas retournée pour mettre la misère au vieux pervers ? POURQUOI mon premier réflexe, quand je me suis assise dans le bus, ça a été de tirer sur ma jupe ? POURQUOI depuis, j’arrive plus à prendre le bus en jupe, je suis débile ou quoi ?
  • Je suis vraiment désolée que tu te sentes si mal ma bichette. Et il se passe quoi quand tu veux mettre une jupe depuis ce truc qui t’es arrivé ?
  • Alors le soir, je sors ma tenue et tout, je prépare pour me conditionner et je me répète « demain c’est jupe, point à la ligne ! ». Sauf que le lendemain, quand je dois partir, je bloque, impossible de passer la porte tant que je ne me suis pas changée. Ça m’éneeeerve !
  • Tu sais que « ce truc qui t’est arrivé » n’est pas anodin ma chérie.
  • Oui bon, on ne va pas non plus en faire un fromage, j’ai porté plainte, il s’est fait coincer, c’est réglé en vrai…
  • Judiciairement oui et tu as été super courageuse, parce qu’ils t’ont demandé de répéter l’histoire plein de fois, j’imagine que ça n’a pas été facile…
  • Surtout qu’à chaque fois, je me revoyais en quiche anesthésiée, incapable de réagir, comme si j’avais fait quelque chose de mal. C’est ouf ce truc !
  • Voilà comment, moi, je vois les choses, mais t’es pas obligée de les voir pareil… Pendant des décennies, on a mis dans le crâne de toutes les femmes que la manière dont elles s’habillaient conditionnait le comportement des hommes. Une fille en jupe courte ou avec un décolleté plongeant, c’était forcément une fille qu’on pouvait interpeler, toucher ou agresser. La société a évolué sur ce sujet et continue de le faire. C’est une bonne chose mais on dirait que tout au fond de nous toutes, cette vérité toute moisie est toujours là, tapie dans l’ombre, prête à bondir. C’est peut-être elle qui t’a paralysée quand le vieux pervers t’a agressée, elle qui t’a fait tirer sur ta jupe, elle qui t’a imposé son odeur jusqu’à l’écœurement. Donc, ne sois pas trop dur avec la Isalé de ce matin-là, celle qui s’est retrouvée tétanisée. Essaie plutôt d’aller t’asseoir dans le bus à côté d’elle. Tu pourrais lui prendre la main et lui dire que sa non-réaction est bien logique puisque le vieux pervers a profité de l’effet de surprise, et que c’est horrible de se faire agresser comme ça.
  • J’vais pleurer c’est sûr.
  • Ben pleure ma bichette, parce que t’as toutes les raisons d’être triste et en colère. Et pour les jupes, peut-être qu’avant tu savais qu’il y avait des tarés vicieux dans le monde parce qu’on en avait parlé, mais c’était un peu abstrait. Et puis un des tarés vicieux s’en est pris à toi pour de vrai, alors maintenant, tu as sans doute peur d’en croiser un autre. Ça fait vraiment saigner mon cœur de maman de te dire ça, mais tu as raison, il y en a d’autres qui sont prêts à sévir sur la première jupe qui passe (ou sur le premier pantalon qui passe d’ailleurs…)
  • Du coup, ce sont les pervers qui gagnent…
  • Pas forcément, surtout si tu te laisses du temps, et si tu arrêtes de te forcer. J’ai l’impression que quand tu te forces à porter une jupe et que tu n’y arrives pas, c’est comme si tu versais une autre casserole d’eau bouillante sur ta brûlure déjà à vif. Ça ferait moins mal si tu mettais un peu de crème apaisante et cicatrisante en acceptant que, pour le moment, les pantalons, c’est plus confortable…
  • Maman ?
  • Hum ?
  • Tu devrais ouvrir ton cabinet de thérapeute…
  • Peut-être… Mais je crois que mes petits collégiens me manqueraient trop…

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